Vide Noir
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Vide Noir

Album de Lord Huron (2018)

Quand on contemple le néant, il vous contemple en retour

Quelle surprise ! Revenons en janvier 2018, où, fort de ma découverte des airs de Lord Huron depuis quelques huit mois, je me plaisais à contempler régulièrement ce sentiment d'infini mélancolique, crépusculaire et estival qu'offrent les balades de Strange Trails et les envies d'aventure à l'ancienne dont nous imprègne Lonesome Dreams. Forcément, j'attendais l'annonce d'un troisième album au tournant... Qu'est-ce que j'attendais ? "More of the same ?", sans doute ? C'est difficile d'attendre autre chose d'un groupe qui a si peu d'albums au compteur, moi qui suis habitué aux vieux groupes ayant déjà des dizaines d'albums à disposition.


Et pourtant, on n'y est pas du tout : le groupe débarque donc fin janvier avec le double single Ancient Names Part. I & II pour annoncer la future sortie de leur troisième album, et je tombe sur du rock psyché/garage/punk au son radicalement différent de ce à quoi on m'avait habitué. Ça a de quoi désarçonner, et ça en aura choqué plusieurs, qui ne suivront pas gentiment le groupe dans ce virage "néons, délires cosmiques & film noir" alors qu'ils venaient de s'habituer au succès planétaire tout doux et hanté du hit The Night We Met quelques mois plus tôt.


Personnellement, venant de la scène rock prog et metal pour décérébré, je n'ai pas été fâché de cette expérimentation cosmique et délicieusement kitsch dans l'esthétique. C'est même l'inverse, puisque je pense pouvoir dire avec le temps que cet album doit figurer dans mon top 10 de tous les temps (et j'en ai écouté pas mal au court de ma petite existence) ! Pourtant, c'était pas gagné, parce que les premières écoutes étaient peut-être teintées d'un poil de déception de ne pas avoir eu ce que j'attendais... mais comme souvent avec Lord Huron, les morceaux prennent en consistance au fil des écoutes, pour devenir de véritables bangers.


Comme d'habitude, les seigneurs du lac Huron interviennent dans un processus transmédia et narratif à travers cet album. Suivons les pérégrinations d'un artiste en galère dans une Los Angeles nocturne de la fin des années 60, à la recherche de sa fiancée qui l'a lâché pour une carrière de star loin de Detroit, où ils vivaient ensemble. Perdu dans ce festival d'étoiles terrestres, de réverbères, de personnages loufoques et d'échos à Mulholland Drive et Inland Empire, le personnage ira de bar en bar, stupidement fou d'amour et voué à échouer dans sa quête. Mais c'est là qu'intervient le cosmique, entre diseuses de bonne aventure, magie noire d'immortalité, mythes à propos de l'œil de l'équilibreur, l'étoile émeraude (un mystérieux symbole que l'on retrouve sur la pochette de l'album), et la fameuse drogue Vide Noir qui oblitère les notions de temps et d'espace. Avec cet album qui ne fait que dériver dans un paysage globale par rapports aux précédents qui transpiraient l"outdoors", nos quatre larrons de Lord Huron nous emmènent en voiture dans une Californie urbaine nocturne un poil cauchemardesque et psychédélique.


L'ouverture est splendide, peut-être un des titres les plus originaux du groupe, qui donne déjà la couleur thématique de l'œuvre ; et à ce Lost in Time and Space succèdent les premiers élans rock vénèr du groupe, Never Ever et Ancient Names, qui donnent envie de mettre un coup d'accélérateur et de taper du pied (diablement efficaces en live d'ailleurs). On verra par la suite de plus traditionnelles balades avec une touche jazzy et kitschouille, Wait by the River, The Balancer's Eye, Moonbeam et When the Night is Over, avec une mention spéciale pour cette dernière. Mais les ténèbres rôdent et prédominent nettement sur cet album qui ne pouvait avoir une fin heureuse. Le sinistre et dansant Secret of Life de milieu d'album annonce, plus tard, le morceau le plus groovy, technique et brillant composé par le groupe jusqu'alors : Vide Noir, la chanson titre, et son entêtante ligne mélodique de guitare/tampura alternant avec des séquences planantes et glaçantes, ainsi qu'un rythme de batterie toujours plus intense à mesure que le morceau progresse.

Et pour couronner le tout, retrouvons notre amoureux transi qui, au bout d'une quête abyssale et destructrice, retrouve sa bien aimée, qui l'envoie balader, bien évidemment, les films noirs se finissent rarement bien pour le héros. La conclusion, Emerald Star, bien que teintée d'une certaine nonchalance, ne laisse pas indemne, et brise bien plus le cœur que toutes ces playlists sad love trucmuche qu'on trouve sur Spotify. Une plongée finale dans l'obscurité de la nuit, douce, rugueuse et douloureuse à la fois. La désillusion est grande, et tout le second degré qu'on pouvait ressentir dans d'autres pistes de l'album disparaît pour nous foutre un seum monumental, objectif accompli.


En somme, Vide Noir est une proposition franchement généreuse, qui n'aura peut-être pas été au goût de tous, mais clairement au mien, dans une esthétique OVNI/psyché/urbaine qui vient renforcer la diégèse cosmique/mythique que le groupe amorçait avec Strange Trails, et c'est pour le mieux. Ben Schneider, le leader et chanteur du groupe, n'a pas peur de prendre des virages serrés, le tout en faisant des vidéos YouTube promotionnelles bizarres au possible (quelqu'un a vu Products of the Universe ?) ainsi qu'en supervisant un film éponyme, carrément, bien que quasiment introuvable ici en France, et qui ne plaira qu'aux fans hardcore dont je crois être. Mais qu'on l'ait suivi avec joie ou non, force est de constater qu'il se prête bien plus aux tournées du groupe que le plus récent et countryesque Long Lost, et que chaque live est l'occasion de redécouvrir un peu ce bijou d'album sous un autre jour. Encore faudrait-il que nos amis passent plus souvent en Europe.


À bientôt, pour un cinquième album du groupe, qui reprendra semble-t-il une tonalité semblable à celle de Vide Noir. Peut-être moins expérimentale et plus maîtrisée, de quoi suivre parfaitement Long Lost, le quatrième album, qui lui offrait plutôt un retour aux sources...

Le-Bisclavret
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le 29 nov. 2024

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