Je me souviens très bien de la première fois où j’ai vu la tronche masquée de Fuzati : c’était au Grand Journal sur Canal +. Il déambulait sur le Plateau et chantait "Sous le signe du V" avec l’air du type pas très bien dans ses baskets, un peu paumé. Il n’était pas le seul, puisque les invités et le public m’ont semblé assez mal à l’aise durant sa prestation. Il faut dire que son flow si particulier, son texte cynique et l’instru anxiogène avaient de quoi jeter un froid. En ce qui me concerne, j’étais scotché devant mon écran, et j’avais le sourire du type qui vient de découvrir une pépite. J’étais d’autant plus surpris que le rap, à quelques exceptions près, c’est loin d’être ma tasse de thé. J’ai immédiatement voulu écouter l’album, qui a confirmé ma bonne intuition.
Je ne sais pas combien de personnes blasées par le rap "cari-caca-tural" le Klub des Loosers a réconcilié avec ce style musical, mais à mon avis ça commence à faire un sacré paquet. Pensez donc : à l’époque, le discours de Fuzati n’avait rien à voir avec celui ressassé par 95% des groupes, et aujourd’hui encore, le Klub est considéré comme un OVNI. Dans "Vive la Vie", vous n’entendrez pas parler de fric, de flics ou de grosses bagnoles, et vous aurez même droit à des paroles très intelligentes, bien tournées, à des punchlines aussi crues qu’ahurissantes de qualité, traitant de la solitude et de la misère sociale et affective. Vous y trouverez aussi de la douleur, une certaine forme de nihilisme et d’existentialisme (si si !) qui sonnent juste, bref, une poésie noire comme on en attendait plus dans le monde étriqué du hip-hop français (voir à ce propos le morceau "Dead hip hop", qui en dresse un portrait sévère mais juste). Au passage, vous aurez pigé que le titre du disque pue l’ironie à plein nez, mais il n’y a guère besoin de le préciser dès que l’on remarque, sur la pochette, la corde pendue sur l’arbre nu en arrière plan.
"Vive la Vie" contient dix-huit morceaux. Ca peut paraître beaucoup, mais il y en a bien quatre ou cinq qui sont de petits interludes téléphoniques, où l’on entend Fuzati se prendre râteaux sur râteaux chaque fois qu’il essaye d’inviter une certaine Anne-Charlotte à sortir. Preuve qu’avec cet album, nous avons bien affaire au quotidien, voire au journal intime d’un ado frustré et sans doute un peu ingrat totalement replié sur sa solitude, et malheureusement pour lui, trop lucide sur lui-même et le monde qui l’entoure. Ces intermèdes apportent en tout cas une dose d’humour - grinçant, certes - pas déplaisante à cette œuvre dont la philosophie reste globalement sombre. La force de Fuzati, c’est que malgré - ou plutôt grâce à - son jeune âge, il ne s’autocensure pas une seconde dans ses paroles, quitte à verser parfois dans le douteux ou le malsain. Et ça, même quand on refuse l’étiquette de rappeur, c’est déjà un bon point. On a donc tantôt l’impression d’avoir affaire à un psychopathe sur le point de craquer ("Le manège des vanités" en intro, "Toute la vérité"), tantôt celle de se trouver face à un type ayant un énorme complexe d’infériorité, fragile et dépressif ("Un peu seul", "Pas stable", "Depuis que j’étais enfant", "Perspectives"), ou au contraire, de supériorité absolue ("Ne plus y croire", "De l’amour à la haine" et la très philanthrope "Baise les gens").
Bref, si les talents d’auteur et de compositeur de Fuzati s’imposent d’emblée, sa personnalité complexe contribue à faire de "Vive la Vie" un objet de curiosité et surtout un album marquant. Le chef de file des loosers n’a tellement pas sa langue dans sa poche, clamant tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas, que ses angoisses et son pessimisme corrosif déteignent presque sur l’auditeur. Et puis il n’y a pas seulement ce qui est dit (avec, quelquefois, une virulence et une acuité féroces) ; il y a aussi ce que l’on devine, comme les blessures indélébiles et sourdes de l’enfance et de l’amour (rejet, solitude…), protégées par une carapace si épaisse qu’elles filtrent rarement, mais font naître à chaque fois une émotion palpable ("Avec les larmes" et sa mélodie faussement guillerette, "Poussière d’enfants").
Ma conclusion sera simplement la suivante : pour vous prouver à quel point ce disque est bon, j’aurais envie de vous citer la moitié des textes tant ils sont percutants. Rassurez-vous, je ne le ferai pas, sinon j’ai pas fini. Je me contenterai donc d’une citation d’Oscar Wilde, un autre poète aux réparties cinglantes : "L’homme est moins lui-même quand il est sincère : donnez-lui un masque et il dira la vérité". Et cette vérité, c’est sans doute que dans notre existence, nous traînons tous des casseroles, et qu’il peut être très difficile de s’en accomoder.