Opeth, épisode n°9 : l'apogée, la dernière frontière, voyage de l'autre côté de la ligne d'eau.
Nous voilà à présent en 2008. La tournée de Ghost Reveries a été épuisante et monstrueuse, plus de 250 concerts. Le groupe est lessivé, à cran. Dès 2007, deux membres piliers du groupe ont quitté le navire. D'abord le fondateur Peter Lindgren, qui estimait qu'Opeth était devenue une grosse machine loin du groupe de potes de ses débuts. Sans rancœur donc. Et puis, surtout, le génial batteur Martin Lopez, qui pour des soucis pulmonaires préfère se retirer en beauté. Ghost Reveries était son dernier chant de bois et de metal, et quel chant !
Per Wiberg conforte sa place de claviériste acquise depuis le précédent album, tandis que Martin Axenrot (Bloodbath) et Fredrik Âkesson (Arch Enemy) remplacent respectivement le batteur et le guitariste disparus. La tournée se poursuit avec Arch Enemy (pratique pour Fredrik qui joue toujours dans le groupe) et dès novembre 2007, le groupe entre en studio pour créer ce qui deviendra Watershed.
Si Ghost Reveries était un exemple parfaitement abouti et équilibré de death metal sauvage et intelligent, de prog rock raffiné et sous influences, et de démonstration technique et mélodique jamais vaine, Watershed est tout cela et bien plus encore. L'album repousse une dernière fois avant un changement radical de style les limites de l'univers du groupe. Le chant clair n'aura jamais été aussi travaillé, les changements de ton, de rythme, de registres jamais aussi justement mis en place. Les deux premiers morceaux, "Coil" et "Heir Apparent" ont été judicieusement inversés sur le tracklisting initialement prévu. Ainsi "Coil" ouvre le disque en douceur avec un joli picking acoustique et, surprise, du chant clair féminin, une première. On aurait pu craindre un album entièrement sous ce signe, avec un ramollissement général du ton et un côté un peu niais, mais le groupe a le bon goût de limiter cette expérience à un seul titre, ce qui en renforce le caractère unique et le rend au final bien plus appréciable. Notez que la chanteuse n'est autre que Nathalie Lorichs, illustre inconnue alors petite amie de Axenrot. Ça aide.
Et puis, dès "Heir Apparent", l'album bascule dans quelque chose de beaucoup plus sérieux, de beaucoup plus fou et monumental. Jusqu'à la fin du disque, pas une seule chanson ne sera une faute de goût, mais chacune apportera une pierre bien différente à l'édifice. "Heir Apparent" est un des titres les plus violents du répertoire du groupe, à la fois rapide et monolithique, les growls sont les plus terrifiants jamais enregistrés par Âkerfeldt et la douceur se voit accordée un bien petit espace d'expression. La piste s'achève sur un riffing pesant, presque doom, un peu comme "A Fair Judgement" ou "Face of Melinda" sur de précédents disques, sauf que la chanson qui précède ce passage est d'une violence inouïe et pas une ballade apaisée. Puis tout s'affole et le groupe explore des tonalités beaucoup plus progressives sur le furieusement inventif "The Lotus Eater". Tempo insensé, chants gutturaux, harmonies en chant clair, rupture incessante de ton et de signature rythmique, claviers omniprésents, tout dégage un sentiment d'urgence et de folle escapade dans le titre. Et puis il y a ce démentiel passage instrumental au clavier, ou Wiberg démontre qu'il n’est vraiment, vraiment pas là pour rien. Il apporte toute la touche rétro dont manquait le groupe, ce côté sensuel et chaleureux qui fait que j'ai une tendresse particulière pour les deux albums "death" où il apparaît.
Viennent ensuite deux ballades intégralement chantées en clair, mais œuvrant dans deux registres bien distincts. "Burden" est un exercice de style fameux résolument tourné vers un son Deep Purple-like, jusqu'à la façon de chanter de Mikael. Le solo de clavier est épique et heavy à souhait et l'ensemble sonne comme le meilleur hard rock progressif des années 70, quelque part entre Deep Purple et Uriah Heep. Le travail sur les différentes strates sonores est remarquable, et la dernière partie du morceau avant la coda, toute en mélodie et solo mélancolique à souhait et en harmonies vocales raffinées est d'une beauté évidente et digne d'un "Hotel California" (pour le duo de guitares terriblement lyrique). Et puis, parce qu'un simple hommage ou exercice de style ne lui suffit pas, et qu'on pourrait trouver le morceau un brin ringard ou cheesy, il s'achève sur un tour de force absolument sidérant : une petite coda acoustique toute en picking, à ceci près qu'Axenrot se glisse derrière Mikael et désaccorde peu à peu sa guitare, ce qui a pour effet de déformer la boucle mélodique jouée et la rendre étrange, menaçante, presque désagréable. Un étrange bruitage de voix devenant un tic-tac vient mettre un inquiétant terme à cette circonvolution musicale et referme la double page la plus progressive du disque - "The Lotus Eater" jouant beaucoup sur divers bidouillages sonores assez surprenants. L'autre ballade est le classique "Porcelain Heart", avec son joli riff d'intro, délicieusement solennel, son chant clair en voix de tête et sa structure à tiroirs plutôt maligne et efficace. Là encore, ce sont le soin apporté aux arrangements et à la mélodie qui frappent, même si le morceau finit par montrer ses limites après un très grand nombre d'écoutes. De ces deux titres "calmes", c'est plutôt "Burden" qui ouvre la voie à venir pour les disques de rocks progressifs qui suivront, puisque le riffing caractéristique du groupe sera effacé au profit d'un son plus doux et plus subtil. Néanmoins un morceau de l'acabit de ce "Porcelain Heart" reste savoureux et Opeth a toujours excellé en matière de riff pompeux mais mémorables.
Mais le véritable chef d'oeuvre du disque, sa pierre de voûte, son manifeste esthétique, le morceau à retenir s'il n'en fallait qu'un, c'est "Hessian Peel". Plus long titre de l'album, il est aussi le plus radical dans sa construction. La première moitié est printanière, légère et presque sautillante, alors que le texte est particulièrement scabreux. Et puis il y a le moment où l'on franchit cette "watershed", cette ligne de séparation des eaux entre les eaux calmes d'un rock progressif inoffensif et les eaux agitées d'un death metal complètement furieux. Les cinq dernières minutes de ce chef d'oeuvre d'inventivité sont une course cauchemardesque à travers des paysages musicaux incertains, à la fois forestiers et aquatiques, et hantée par la voix monstrueuse d'Âkerfeldt. Deliverance et Blackwater Park avaient leur chanson éponyme, Ghost Reveries son "Harlequin Forest", Watershed a "Hessian Peel". En comparaison, la conclusion grandiloquente mais rassérénée de "Hex Omega" (la sorcière Omega), et ses riffs toujours aussi monumentaux, paraîtrait presque terne. J'ai longtemps déprécié ce dernier titre, mais à force de persévérance j'en ai percé la beauté mystérieuse.
Côté bonus tracks, je connais mal "Derelict Herds" et la reprise "Bridge of Sighs" mais j'en ai de plutôt bons souvenirs. "Mellotron Heart" est une variation amusante et très revival de "Porcelain Heart" avec un effet de mellotron, tandis que "Den standiga resan" est une reprise en suédois (la seule chanson du groupe dans cette langue) de la chanteuse de folk Marie Fredriksson.
Ce disque grandiose mais dont le défaut est peut-être d'aborder tellement de textures sonores et de registres (on y entend même du violon, du haut bois et du cor anglais sur "Hessian Peel", comme soulignait un article du New York Times qui se penchait à l'époque sur ce groupe singulier qui faisait parler de lui en dehors des sphères spécialisées) pour plaire de bout en bout au plus de personnes possibles s'est une nouvelle fois bien vendu, atteignant la 23e place au Billboard 200 et faisant une percée à la 47e place des charts français. Pour ma part je regrette amèrement de ne pas avoir acheté le vinyle aperçu à l'époque à la Fnac de Milan et dont la pochette m'intriguait particulièrement, je ne l'avais pas encore écouté à l'époque. Chef d'oeuvre du style pour lequel le groupe s'est fait connaître, modèle de sophistication en termes d'arrangements et d'inventivité - toujours ce sens aigu de la composition, de l'orchestration et de la démonstration qui ne bascule jamais dans la musique vainement virtuose, "Watershed" est le chant du cygne du groupe avant sa période prog rock injustement décriée, mais pour le coup vraiment différente. Il renaîtra tel un phénix de ses cendres avec Heritage,et de nouveaux horizons musicaux en ligne de mire.