On peut vite se perdre dans le labyrinthe des productions musicales de Frank Zappa. Rien que pour cet album il y a 3 différentes versions :
1. L'édition originale de 1968 (stereo), dont certaines parties de textes ont été censurées par le label Verve (voir Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/We%27re_Only_in_It_for_the_Money)
2. L'édition originale de 1968 (mono), censurée également. Il y a des différences très subtiles, FZ ayant décidé en 1984 de concocter un mixage mono pour empêcher la maison de disque de sortir une version mono de mauvaise qualité à partir de la version stereo. (On trouve ce mixage mono dans le coffret "Lumpy Money")
3. Le remix de 1984, pas censuré, mais avec des ajouts de basse et de batterie.


Cet épisode 1 concerne évidemment la version stereo de 1968.


Tout d'abord, je vais vous parler du contexte et des thématiques de l'album, avant d'aborder l'aspect musical, pour terminer par l'analyse des paroles.


En 1967, la scène de Los Angeles a été complètement envahie par le mouvement mondial du "Flower Power". FZ n'aimait pas leurs idées, considérant qu'il s'agissait d'une révolution d'étudiants bourgeois, il n'appréciait certainement pas leurs idées positives envers la drogue. Sa musique ayant besoin de concentration pour être jouée correctement, il ne supportait pas les musiciens qui se droguaient.


Musicalement, l'attitude de FZ envers l'harmonie traditionnelle était ambiguë, car il appliquait des progressions d'accords courants avec tant de facilité qu'il aimait s'en écarter. Il avait même un faible pour la simplicité délibérée représentée dans les chansons d'amour pour adolescents.


Introduisant les styles doo-wop des années 50 et la musique surf des années 60 en passant par l'orchestration d'avant-garde, l'album est une violente satire du mouvement hippie (qu'il appelle la sous-culture hippie), mais aussi de la politique de gauche, comme de droite de l'époque.


Il y a aussi la pochette, conçue alors que les sessions d'enregistrements se poursuivaient ... que les Beatles sortaient leur album "Sergent Peppers ...". En réponse à la sortie de l'album, FZ décide de changer le concept de la pochette pour parodier l'album des Beatles, car il estimait qu'ils n'étaient pas sincères et qu'ils faisaient tout cela uniquement pour l'argent. Les Beatles ont été ciblés comme un symbole des objections de FZ à la corporisation de la culture des jeunes et l'album a servi de critique à leur égard et du rock psychédélique dans son ensemble. Je ne sais pas si c'est voulu, mais la durée des deux disques est sensiblement la même (39'55 pour les Beatles, 39'20 pour les Mothers)


Comme l'a bien dit un internaute ce disque est "Le poil à gratter de la culture pop". Tout le monde en prends pour son grade : la pop, les drogues, les utopies, les communautés les plus diverses, baba cool et hippies. Monument d'humour caustique et décalé, grinçant, mais aussi monument de pépites pop où les coupures incessantes et la brièveté des titres confèrent au disque un rythme particulier ... bandes inversées, aiguille qui dérape sur le microsillon, conversation téléphonique, maîtrise du collage époustouflant pour l'époque.


La censure effectuée sur certaines chansons fera réagir FZ de manière quelque peu inattendue : il refusera un prix pour l'album, déclarant : "Je préfère que le prix soit décerné au gars qui a modifié ce disque, car ce que vous entendez reflète plus son travail que le mien".


La particularité de cet album est l'utilisation d'une musique joyeuse, alors que les paroles, par contre, décrivent des situations plutôt sombres. Une autre particularité est l'emploi de sons expérimentaux, en effet ces chansons souvent parodiques sont précédées, voire suivies de sons disparates, il arrive même que ce soit à l'intérieur même de la chanson.


Un tiers du disque est composé de ces sonorités parfois étranges. Les deux faces commencent d'ailleurs par un morceau expérimental : "Are You Hung Up ?" pour la face A, court montage d'un dialogue et de musique concrète et "Nasal Retentive Calliope Music" pour la face B, également de la musique concrète. On a également droit à une courte conversation téléphonique authentique, que FZ a enregistré, où l'on entend une conversation entre deux amies, l'une racontant que son père l'a fait rechercher par le FBI pour avoir caché des informations. Un autre morceau très court, intitulé "Hot Poop" propose un verset de la chanson "Mother People" qui avait était censuré, il l'a donc enregistré à l'envers. Le dernier morceau de l'album, "The Chrome Plated Megaphone of Destiny" est aussi le plus long (plus de 6 minutes). C'est un morceau hybride pouvant rappeler d''une part, les recherches minimalistes de Stockhausen, d'autre part la musique concrète de Pierre Schaeffer. Le style de FZ étant souvent difficile à définir, de toute évidence, il s'agit d'une composition de musique contemporaine où l'on entend un piano percussif, une flûte, ainsi que divers autres instruments créant une ambiance convulsive et un peu angoissante, les rires qui suivent sont plutôt inquiétants, des cordes de guitare et de piano pincées se terminant sur un long écho apaisant.


Tout le reste de l'album, c'est-à-dire les deux tiers, est composé de chansons satiriques et parodiques. Musicalement, on a droit à une chanson rock (Who needs the Peace Corps ?), des ballades (Concentration Moon, Mom & Dad), une chanson parodiant les Beatles (Bow Tie Daddy), une parodie de chanson d'amour (Harry, You're a Beast), une chanson doo-wop (What's the Ugliest Part of Your Body ?), une chanson pseudo psychédélique (Absolutely Free), une satire rock un peu simpliste (Flower Punk), une chanson parodique à la Monty Python (Let's Make the Water Turn Black), un soft rock se terminant en rock planant progressif (The Idiot Bastard Son), une parodie de chanson un peu idiote (Lovely Little Girl), une chanson satirique un peu légère (Take your Clother off when you Dance) et finalement une parodie de chanson d'amour finissant en dérapage d'aiguille nous faisant découvrir un morceau d'orchestre symphonique pour terminer le morceau (Mother People).


Il ne reste plus qu'à analyser les paroles de ces diverses chansons :
"Who Needs the Peace Corps?" est une satire du mouvement hippie et du "flower power" de l'époque, critique ouverte de la drogue. Elle comprends un monologue d'un "faux hippie" stéréotypé qui aspire à trouver la gloire grâce à un groupe de rock en devenant leur road manager et d'ainsi faire partie du mouvement hippie.
"Concentration Moon" critique la politique américaine qui n'avait pas démantelé des camps de concentration de la seconde guerre mondiale, durant laquelle des américains d'origine japonaise avaient été détenus. Supposant que rien n'interdisait de penser que des politiciens zélés ne pussent enfermer des gens en fonction de leurs couleurs politiques. La référence à la lune est là pour rappeler des chansons romantiques du genre "Blue Moon".
"Mom & Dad" est une chanson tragique de policiers ayant tué des manifestants et de parents trouvant cela bien, jusqu'à ce qu'ils apprennent que c'est leur propre fille qui a été tuée.
"Bow Tie Daddy" est une chanson sur l'hypocrisie et le fossé des générations. La chanson se moque des parents des hippies qui n'aiment pas la consommation de drogues, mais qui consomment eux-mêmes de l'alcool comme des poissons boivent de l'eau tout en conduisant leur voiture.
"Harry, You're a Beast" est une chanson d'humour noir sur le jeu sexuel. Elle parle de problèmes entre un homme et une femme qui ne se comprennent pas. La femme se maquillant au lieu de préparer le dîner, l'homme rentrant du travail la force alors à avoir une relation sexuelle au cours de laquelle il lui casse accidentellement le bras.
"What's the Ugliest Part of Your Body?" est une chanson sur le fait que les gens veulent être beaux mais oublient la beauté intérieure.
"Absolutely Free" comme beaucoup de chansons de l'album, critique le mouvement hippie et le Summer of Love. C'est une désapprobation de l'idée psychédélique d'élargir sa conscience par la consommation de drogues.
"Flower Punk" a une structure relativement facile, les overdubs à la fin donnant un caractère assez inhabituel : sur un canal on entend un hippie rêver de réaliser ses idéaux tandis que sur l'autre canal un gestionnaire explique comment investir tout l'argent qui en provient. La composition de la chanson se réfère apparemment au morceau "Hey Joe" du groupe The Leaves, groupe formé par Jim Pons, bassiste et chanteur qui fit ensuite partie du groupe The Turtles avant d'intégrer The Mothers of Invention.
"Let's Make the Water Turn Black" où les rimes tordent la langue avec des allitérations (répétitions de consonnes dans une suite de mots rapprochés) dans le but de divertir, la musique étant simple afin de souligner le texte. Texte où FZ raconte l'histoire des frères Williams, voisins de FZ au début des années 60, qui pendant l'absence des parents, occupaient leur temps avec des activités telles que s'enflammer mutuellement les flatulences ou par exemple, de produire de l'alcool à partir de raisins secs. Mettant le feu aux crottes, ils attendaient que le feu devienne vert pour utiliser le plastique en feu comme source de chaleur pour chauffer les raisins secs avant le processus de fermentation.
"The Idiot Bastard Son" revisite l'histoire des frères Williams dans un style plus posé.
"Lonely Little Girl" dépeint de manière triste ces adolescentes aliénées par leurs parents et rêvant de faire partie de la scène hippie à la mode.
"Take Your Clothes Off When You Dance" est un regard satirique, raillant les tenues vestimentaires affirmant que personne ne s'en soucie au point que viendra un moment où vous pourrez même vous déshabiller pour danser.
"Mother People" est une parodie de chanson d'amour qui devient plus rapide avant un dérapage d'aiguille qui nous oriente vers un morceau orchestral.


Il est important de noter que cet album, produit en même temps que la version MGM de "Lumpy Gravy", forme une "continuité conceptuelle" avec celui-ci. Quand on écoute ces deux albums l'un à la suite de l'autre, on ressent qu'ils sont liés par leurs contraires, qu'ils sont comme deux faces d'une même pièce de monnaie, on y trouve une coloration identique, le même type de gravure, des similitudes, mais inverses : pour l'un les expérimentations sont entrecoupées de courtes chansons, tandis que pour l'autre ce sont les chansons qui sont entrelardées d'expérimentations.


Pour être le plus complet possible, il faut aussi savoir que cet album à été conçu dans le cadre d'un projet appelé "No Commercial Potential" comprenant trois autres albums : "Lumpy Gravy", "Cruising with Ruben & the Jets" et "Uncle Meat". FZ ira jusqu' à déclarer "Tout le matériel sur ces 4 albums sont organiquement liés, et si j'avais toutes les bandes-mères et que je pouvais prendre une lame de rasoir et les couper et les assembler à nouveau dans un ordre différent, cela ferait toujours un morceau de musique que vous pouvez écouter. Ensuite je pourrais prendre cette lame de rasoir, la couper et la réassembler d'une manière différente et cela aurait toujours du sens. Je pourrais le faire de 20 façons, le matériau est définitivement lié."

PiotrAakoun

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