1967 à Farmville en Virginie, Marvin Gaye et sa partenaire de chant Tammi Terrell interprètent en concert leurs plus grandes chansons: Ain't no mountain high enough, Your precious Love, Ain't nothing like the real thing ... Oeuvre d'amour et d'optimisme ; 1967, l'insouciance tout ça, tout ça.
Alors que tout semble allez pour le mieux, Terrell s'effondre dans les bras de Gaye. Emmenée à l'hôpital on lui diagnostique une tumeur au cerveau ; c'est la fin des concerts pour la chanteuse, quelques rares apparitions en studio sous supervision médicale. Marvin, très touché par les événements, commence à perdre goût à sa propre musique. Chanter l'amour enivrant des relations pré-maritales et la tristesse passagère des ruptures ne le branche plus. La rigidité du label ajoute de l'huile sur le feu, il n'est plus créateur mais exécutant.
En mai 1970 Terrell s'éteint finalement des suites de son cancer, plongeant Gaye dans une période de dépression et d'isolement. Désenchanté par ses expériences et le climat politique de son époque, frustré par la niaiserie de "sa" musique, Marvin Gaye souhaite à présent s'exprimer au travers de son art et transcender le simple format pop de la Motown pour offrir un album vecteur de critique social et de sa désillusion. Whats Going On, c'est ça : la charnière entre une époque marquée par l'espoir vers un monde terne et incertain.
L'artiste s'adresse maintenant directement au public. Il ne s'agit plus de faire uniquement de la musique mais bel et bien de réaliser une oeuvre complète, un album cohérent à prendre en entier et non plus comme une collection de chansons. On y parle de Vietnam, d'héroïne, de spiritualité, d'environnement, de pauvreté et de tout ce que Gaye voulait pointer du doigt. Il assume le rôle de l'artiste engagé qui ne divertit plus seulement, mais utilise sa vision pour révéler.
L'album est un exemple en termes d'arrangement. Les cordes voient leur légéreté contenue par des percussions (batterie ou bongo, souvent les deux) qui ne s'arrêtent presque jamais. La basse, instrument lead de l'album, n'a jamais sonné aussi bien que sur le morceau éponyme ou Flyin' High (in the friendly sky). Notamment jouée par LE James Jamerson, elle se suffirait presque à elle-même. L'instrumentation est colorée par un glockenspiel, une harpe, un piano, un saxophone ou une flute, qui touche par touche viennent embellir une base déjà admirable. D'ailleurs, il s'agit du premier album de la Motown à inclure le nom de tous les musiciens, on comprend pourquoi. Le résultat est un des plus beaux "mur de son" d'un genre qui en regorge.
Le timbre particulier de voix de Marvin Gaye peut prendre du temps à apprécier. Il s'agit d'un chant très doux, souvent en falsetto. Pourtant, rares sont les chanteurs capable d'imiter le moelleux de Mercy, Mercy Me (The Ecology) ou God Is Love.
L'album est sublime, il réussit à allier le majestueux à l'intime. Toujours parfaitement maîtrisé et rassemblant le meilleur de la Soul, de la Funk et du Jazz.
C'est un long medley dont les morceaux passent de l'un à l'autre sans le moindre discernement de la part de l'auditeur (sauf sur la rupture de Right On, ce qui sert son propos puisque le seul morceau dans lequel Gaye voit du positif autour de lui hors du spirituel).
Il s'agit d'une oeuvre complète, achevée, absolue. La manifestation musicale de la mentalité des années 60 contemplant celle des années 70, la désillusion, la fin de la fête. Une véritable mise en abîme à travers l'expérience du chanteur, traduite littéralement par le texte mais également à travers l'atmosphère créée par les performances, l'arrangement et la composition.
Marvin Gaye ne propose pas au XXIeme siècle d'écouter l'histoire de cette période, mais bien de la revivre. Comme si, pendant 35 minutes, on se retrouvait transporté en 1971, sous la pluie et affublé d'un trench-coat, à contempler désabusé notre monde s'effriter.