Libéré, délivré. Du deuil de ses fils, de ses idoles, de lui-même. À mi-chemin entre le Prince des Ténèbres et la Reine des Neiges, Nick Cave revient avec ses Bad Seeds pour un dix-huitième tour de piste, cinq ans après Ghosteen. Entre temps, il y a eu l’album et la tournée Carnage, une poignée de bandes originales de film (toujours en compagnie du fidèle Warren Ellis), une exposition événement à Copenhague et même une série de concerts intimistes accompagnés à la basse par Colin Greenwood de Radiohead. Mais il y a eu surtout la mort de son fils aîné, Jethro, sept ans seulement après celle d’un autre de ses enfants, Arthur. Un nouveau drame personnel voué à être érigé en tombeau, au sens figuratif comme musicologique du terme. Mais que dire, que faire, comment continuer après ces tragédies ? « Toi qui entre ici, abandonne tout espoir » ? Ce serait mal connaître la force de résilience du sexagénaire.
En effet, dès Song Of The Lake, la magie opère. Celle de la musique, luxuriante et lumineuse – des adjectifs devenus, avec le temps, étrangement familiers de son œuvre. Mais surtout celle des mots de l’auteur-poète-interprète : conteur hors paire, Nick Cave sait enfermer dans une poignée de phrases et de paraboles bien senties tout un univers. Le sien mais aussi, quelque part, celui des autres. Car c’est à chaque fois un pan entier de l’histoire de la musique américaine, des icônes du passé et des mythes fondateurs que l’on visite à l’écoute de ses disques. Chant d’amour autant que d’abandon, de promesses autant que de rupture, ce morceau d’ouverture, éloquent, pose les attentes d’un disque immense… qui risque toutefois de décevoir. Que l’on se rassure : Nick Cave est toujours dans l’incapacité de nous livrer un album raté, contrairement à un Dylan ou un Springsteen. Mais ses recettes, certes fameuses, commencent elles aussi à être connues. Au fil des titres, une bien étrange impression se produit alors : celle de se promener dans des lieux déjà fréquentés, avec des images déjà vus… et une musique probablement aussi déjà entendue. Si les arrangements de cordes volontiers désuets ou l’emploi des chœurs féminins font un temps illusion, la présence de certains automatismes (le néo-gospel de As The Water Cover The Sea) et l’échec de tentatives plus audacieuses (O Wow O Wow (How Wonderful She Is)) refroidissent. La production, plus clinquante et soignée qu’à l’accoutumé, fait perdre elle aussi au crooner un peu de ses aspérités salvatrices pour tendre vers une forme de conformisme dont nous nous serions bien gardés.
Passer ainsi, en quelques décennies, de prêcheur terrifiant à celui d’archange transi d’amour et d’affection pour les foules en liesse – mais tout ceux qui ont un jour assisté à l’une de ces Grands Messes savent ô combien il est impossible d’y résister – laisse forcément des traces. En témoigne cet album peut-être un peu trop propre sur lui, conscient de ses qualités mais beaucoup moins de ses défauts. Comment ne pas avoir l’impression, par exemple, de ré-entendre certains sommets de Skeleton Tree ou Ghosteen sur Final Rescue Attempt ou Conversion. Synthèses – et donc quelque part redites – qui ne s’incarnent plus simplement comme des odes à l’art de la love song mais plutôt comme une forme d’auto-citation dispensable. À trop chercher à provoquer ces moments de grâce dont il est coutumier, l’australien s’éloigne quelque peu de la sincérité et de la spontanéité qui les caractérisaient. Difficile alors de séparer l’unité de la redondance (la touche mélancolique cuivrée de Joy et Cinnamon Horses) quand même une ballade plus traditionnelle (Long Long Night) ne fait plus mouche. Sans parler des circonvolutions synthétiques qui, derrière leur recherche de l’épure et de l’éther, finissent sérieusement par lasser.
Et pourtant, la magie opère. Pourquoi ? Parce qu’après tout, quand on est magicien, on le reste toute sa vie. Et ce même lorsque que l’on rate un tour ou deux. Le prestige peut-être. Ou juste la magie des mots et de la musique. Ce qui n’est déjà pas donné à tout le monde.
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