N'est-ce pas foncièrement malsain d'attendre de notre poète préféré depuis... plus de 40 ans (dans mon cas, au moins), ce fameux album-testament qui sera le dernier clou dans le cercueil de l'un des artistes les plus géniaux et essentiels de "notre musique" ? L'accueil critique consensuel réservé à "You want it darker" me paraît presque nauséeux, tant on glose partout sur la "sérénité d'un homme qui dit adieu à la vie", sur le "bilan"que représentent les 8 chansons - pas une de plus - de l'album, etc. Moi - et même si Cohen contribue évidemment à cet embaumement précoce avec certains de ces textes, avec sa pochette élégante et funèbre -, tout ça m'irrite profondément, tant je préfère désormais le Cohen "pervers pépère" et humoriste froidement provocateur, enveloppé dans des images un peu ridicules, comme c'était le cas dans ses précédents albums. Mais bon, faisons contre mauvaise fortune bon coeur : il y a évidemment ici, au milieu de trop d'évidente solennité, au moins trois grandes chansons, ce qui est largement supérieur à la moyenne des albums de 2016. Et il y a encore sufisamment de piques ironiques balancées - mine de rien - à ceux qui pensent que Dieu, ou l'Amour, ou la grandeur d'âme sont la solution ultime, pour réjouir les sacripans qui sommeillent à moitié en nous. Si Cohen nous la joue ici - pour la première fois depuis longtemps - "risque zéro", en revisitant placidement son pré carré, il le fait avec cette classe inouïe qui nous fera pardonner de bon coeur cet excès de facilité. Et puis, merde, il y a au milieu de toute cette "obscurité" prévisible (Cohen adore le mot dark / darkness, non ?), une raie de lumière qui nous frappe au coeur, le sublime "Travelling Light", signe qu'un autre "album-testament" était possible... Est toujours possible en fait. Une fois qu'il nous aura bien vendu cet "ultime album" respectueux du genre, je vois bien le vieux Len revenir par surprise faire un autre tour de piste en ricanant : "je vous ai bien eus" ! C'est en tout cas tout le mal que je lui souhaite, que je nous souhaite à tous. Parce que, bien evidemment, la flamme n'a pas été éteinte ! [Critique écrite en 2016, à la sortie de l'album et avant le décès de Cohen le 10 novembre]