Après une année 2013 calme en sorties studio, mais chargée de travail pour Devin Townsend, le résultat de ces longs mois de labeur nous parvient enfin. Si Casualties of Cool, le premier des trois efforts publiés par le canadien en 2014, était relativement dispensable, il n'en est rien pour le dytique Z². Ce sont deux albums que nous offre Devin, et non pas un double album, même s'ils ne feront l'objet que d'une critique. Le premier, Sky Blue, est un classic du Devin Townsend Project, dans la lignée d'Epicloud mais en plus inspiré, on y reviendra. Le deuxième est son magnum opus, le retour des aventures délirantes de Ziltoid The Omniscient, après leur première déclinaison en 2007.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que le bougre ne s'est pas foutu de nos gueules. Deux heures de musique, pour un résultat fascinant de maîtrise, qui voit l'artiste délivrer certains de ses morceaux les plus intéressants. Globalement, c'est presque un sans faute, tant l'exécution est au cordeau, et la créativité au rendez-vous. Ne traînons pas plus longtemps, et entrons dans les détails.
Sky Blue, premier album de cette double livraison, est un recueil de douze morceaux que je qualifierais presque de « normaux », par opposition à leurs congénères de Dark Matters. Devin Townsend y développe sans faire preuve d'un originalité foudroyante toute sa gamme artistique et ses habitudes de composition. Sauf que pour cette fois, il semble avoir subi un bain de créativité tout à fait remarquable : sans aller jusqu'à le comparer à l'incomparable Ocean Machine, Sky Blue est sans aucun doute l'un des meilleurs albums « heavy-indus-mainstream » du génie Canuck. Au point qu'on peut se demander, à l'écoute notamment du sublime Before We Die, s'il n'est pas passé à côté d'une carrière de songwriter bien plus rémunératrice. Heureusement pour nous, là n'est pas la question. Devin est un monstre, c'est entendu. Un cerveau musical comme il en est peu, ce qui ne le préserve pas des dérapages, aucun d'entre eux ne l'est. L'urgence avec laquelle il persiste à produire et créer semble être une réponse à cet état de fait, comme s'il voulait à tous prix continuer à tenter d'atteindre son propre sommet, en sachant qu'il faudrait bien finir par en redescendre.
Devin Townsend est dans une phase de sa vie où sa maturité de compositeur est à son climax, et la variété des ambiances de Sky Blue (par opposition à l'identité surpuissante de Dark Matters) en est la preuve. Il évite, par certains marqueurs typiques de son style, de verser dans trop de versatilité : les batteries sont lourdes et martiales, les guitares over-overdubbées, et les parties chantées sont une alternance d'ultra-sons féminins et du fameux Townsend Paradigm (je hurle comme un damné, et dans la seconde, j'ai un timbre de crooner). Quelques ambiances éthérées viennent conclure ce glossaire à l'attention des fans déboussolés, et vogue la galère, le reste est étourdissant. Hymnes majestueux (Before We Die, Rejoice), petites bombes powerpop-metal (Fallout, Universal Flame, Sky Blue), les fameux mid-tempos « so nineties » (A New Reign), rien ne manque. On a même droit à une éblouissante conclusion par le biais du superbe The Ones Who Love, où la magnifique Anneke Van Giesbergen flotte dans un nuage de chœurs angéliques, jusqu'à ce que le satrape lui ordonne de prendre sa matinée.
Il est peu probable que l'amateur féru des œuvres du canadien ait l'impression d'avoir redécouvert Biomech à l'écoute de ce Sky Blue, souffrant principalement de son voisinage. Car c'est bien à une relecture dantesque et hallucinante qu'on va avoir droit avec Dark Matters.
Parce qu'en fait voyez-vous, alors que l'on croyait que Ziltoid était le produit de l'imagination d'un vendeur de cafés, il s'avère que le monstre est bien réel, et qu'il est même devenu une putain de star planétaire. Devin remet le couvert et nous propose, à la manière d'un George Lucas, de découvrir avec lui la deuxième partie des aventures de l'alien caféinomane. Mettons-nous d'accord tout de suite, tant musicalement qu'au niveau niveau des textes, Devin Townsend a laissé toute forme d'inhibition au vestiaire, pour se lâcher complètement. Les guitares foisonnent, les chœurs feraient vibrer une cathédrale, l'histoire est des plus débiles (en forme d'hommage aux films de science-fiction de série... Z), et les multiples rebondissements donnent à cette musique délirante une dimension narrative particulièrement prégnante. Sans avoir les paroles sous les yeux on comprend plus ou moins ce qui se passe, tant les morceaux sont illustratifs, et entrecoupés de nombreux sketches et autres interventions du narrateur.
C'est sans doute là que réside le défaut de Dark Matters, car il s'agit à vrai dire d'une comédie musicale, sorte d'opéra-metal où les interlocuteurs se répondent sur fond de guerre intergalactique. Déjà, pour ceux qui ne pigent rien à l'anglais ça va être tendu de s'immerger dans le truc. Mais en plus, même pour ceux qui comprennent, les interruptions empêchent l'auditeur lambda de considérer cet album comme autre chose qu'un objet bien spécifique, totalement conceptuel et barré, loin des canons traditionnels du heavy metal. Ce n'est pas un mal en soi, mais il devient rapidement entendu que ce Dark Matters se mérite.
Et pourtant les moments de bravoure ne manquent pas : Deathray, March of the Poozers, Earth, Dimension Z, autant de morceaux qui resteront longtemps gravés dans la mémoire de ceux qui les auront inlassablement décortiqués. On pourra y constater quelques allusions, comme par exemple March Of The Poozers qui évoquera aux connaisseurs le fameux The Trial issu de The Wall, ou encore le bel hommage rendu à Serguei Prokofiev par la reprise métallisée du thème de Pierre dans Pierre et le Loup, que l'on retrouvera sur le magnifique Earth.
Longue pièce ne pouvant véritablement s'apprécier que lorsqu'on l'écoute d'une traite, Dark Matters est l'anti-Sky Blue, et ce n'est sans doute pas un hasard. Les espaces musicaux y sont plus étirés, agencés selon une logique narrative, ce qui implique des reprises, des interruptions, par opposition à l'assemblage de Sky Blue, plus traditionnel du style et régi par une volonté commerciale (j'utilise ce terme sans connotation négative). Le découpage des pistes ne rend guère hommage à la précision du montage, et il vaut mieux, dans l'ensemble, avoir une bonne heure de libre pour pouvoir en profiter pleinement.