Mon côté iconoclaste me pousse spontanément à rechercher des monuments en vue de les profaner. Je vous parle là d'une saine profanation, l'idée étant de toujours se montrer constructif dans la critique. Et si certains monuments méritent d'être immolés dans les plus brefs délais afin que l'on cesse de leur vouer un culte insane et illégitime, d'autres en revanche se doivent d'être préservés pour ce qu'ils sont. Berserk appartient à la deuxième catégorie. Mais tout monument qu'il est (sa réputation n'est certainement pas usurpée), le fil de ma lecture m'a amené à découvrir quelques fissures entamant méchamment la magnificence de l'édifice.
Pour poursuivre sur le champ lexical de l'architecture, je dirais que la tour Berserk s'est d'abord construite sur une base de style gothique pour finalement, étage après étage, virer au baroque. J'apprécie le gothique comme le baroque ; mais le mélange des genres ne prend pas. Sans être hideux, le monument Berserk déroute par son éclectisme malvenu qui, s'il peut séduire, a aussi de quoi décevoir.
Que c'est sombre Berserk. Lisez le premier volume, poursuivez avec le dernier en date, le contraste clair-obscur manquera de vous faire perdre la vue tant il est probant. C'est en premier lieu pour cette noirceur que j'ai très vite souscrit à une lecture assidue et entraînante. Craignant en premier lieu un Conan le barbare cuisiné à la nippone, je me suis finalement ravisé, il n'en est rien. Pourtant de Conan, Guts (je ne l'appellerai pas Gatts), le personnage principal, en a toutes les caractéristiques. Situé dans ce qui s'apparente à une Europe médiévale parsemée d'éléments merveilleux et horrifiques, le personnage principal, tout en muscle et en barbarie, occit les monstres difformes (dont l'apparence est très soignée, à mi-chemin entre les cauchemars de Lovecraft et Cronenberg) dans le stupre (rappelez-vous les premières pages du manga) et la violence (rappelez-vous.... du reste du manga). Berserk, c'est quand même plus que ça. C'est heureusement plus que ça.
Ni moi ni les autres commentateurs du manga n'exagérons : la noirceur de ton n'est pas qu'une vue de l'esprit. Splendidement restituée par l'auteur, on patauge dans le marasme et le désespoir au milieu des giclées d'hémoglobine. Chaque monstre, ces «apôtres» démoniaques originellement humains révèlent leur part de tragique à laquelle vient se mêler celle de Guts. Durant la période initiale dite de «l'âge d'or» (supposant de facto un déclin prochain), même victorieux, on ne peut pas dire que la péripétie finit bien pour Guts et ceux à son contact. De le fantaisie héroïque pour le fond, oui, mais le tout garni de ténèbres qui ne se dissipent jamais. Enfin... jusqu'à ce que... mais nous y reviendrons.
Guts, ce Berserk au centre de l'œuvre est justement trop au centre de son périple. Un noyau autour duquel gravite un univers et un destin, mais un noyau solitaire. Si ce n'est le très bienvenu Puck, personnage féerique et léger dénotant avec le ton pour lui donner un souffle de fraîcheur et d'humour, à de rares exceptions, les personnages entourant le héros - qu'ils furent des protagonistes à ses côtés ou simplement des personnages secondaires - manquent d'épaisseur. À cette assertion, j'entends déjà certains lecteurs frôler la rupture d'anévrisme, foudroyés par une colère instantanée. Je m'explique.
Lorsqu'il est question d'aborder le long passé du héros, la bande de Griffith fait en réalité assez pâle figure. Casca n'est pas un personnage féminin vraiment riche, elle est une femme singeant les hommes dans un monde d'hommes malgré tout vulnérable et elle n'est guère plus que cela. Les personnages féminins en règle générale sont assez pauvrement écrit dans ce manga. Mais parlons de Judeau, Corkus, Rickert et Pippin, tous si peu mis en avant qu'on peut se limiter à un adjectif les concernant afin de les décrire dans leur entièreté. Qu'on ne s'y trompe pas, les personnages ne manquent pas d'épaisseur parce que l'auteur ne sait pas les garnir d'une personnalité complexe, mais simplement parce que Miura ne les met pas en avant, se focalisant bien trop sur Guts et Griffith. Un Griffith qui, lui, se révèle être un personnage plus complet à compter de l'instant où il se dévoile vulnérable, là où il n'avait été jusque là que perfection étincelante. Tout vient à point à qui sait attendre. Lorsque l'on sait sur quoi débouchera cette vulnérabilité, cet orgueil soigneusement restitué à compter du départ de Guts, on ne savoure que d'autant mieux cette lente construction du personnage.
Il est toutefois déplorable que des personnages secondaires soient si peu développés car l'on ne ressent pas suffisamment intensément le sentiment désagréable consécutive à leur mort quand celle ci se présente (et elle se présentera).
Car surgira le point de rupture de l'intrigue qu'est l'éclipse et qui ne laissera personne indifférent. Le point culminant de l'âge d'or. La noirceur ayant été éludée durant une partie de l'arc de la Troupe du Faucon nous reviendra en pleine gueule comme jamais nous ne l'avons contemplée. Je ne dévoilerai pas ce point d'intrigue même entre balises «spoiler» ; une pareille gemme scénaristique se doit d'être savourée comme il se doit. Et si vous ne devez pas accrocher à la lecture de Berserk dans ses premiers tomes, poursuivez-la malgré tout jusqu'à l'éclipse. S'y refuser, c'est manquer la voûte qui permit de faire entrer Berserk dans la légende et justifia ainsi son statut de monument dans le monde du manga.
Revenu au présent (l'arc de la Troupe du Faucon étant un long et savoureux Flash-Back), Guts poursuit sa traque des apôtres dont on connait maintenant la signification. Petit à petit, il s'ouvre à Puck. Son personnage gagne sans cesse en développement. Refusant au départ d'admettre que quelqu'un l'accompagne dans son périple, il s'y résigne par faiblesse. On n'aurait pas cru qu'un homme capable de pourfendre des démons avec une épée de deux mètres puisse montrer des failles mais il les révèle peu à peu. Elles sont béantes. C**omme rapporté précédemment, le développement d'un personnage dans Berserk est rare et très lent à se mettre en place ; mais quand il advientle résultat est toujours saisissant**.
Les ennemis sont hélas clichés. Des monstres stupides et cruels, des chevaliers arrogants, un clergé ignoble et sans vergogne ; la nuance vient à manquer rapidement. L'inquisition a mauvaise presse à ce jour, je le conçois, (une étude historique approfondie permet toutefois de découvrir que bien des légendes mensongères ont été narrées à son sujet), je n'attends pas une forme de véracité historique dans un monde médieval-fantastique inspiré de l'Europe catholique, mais quand on en est à présenter un inquisiteur qui torture en masse des innocents pour un «oui» ou pour un «non», j'ai vite tendance à soupirer de dépit. Si ce n'est Rosine, Zodd et Femto (ces deux derniers devant finalement leur popularité à leur prestance plus qu'à leur personnalité propre), les adversaires sont souvent caricaturaux et grotesques, donnant dans la surenchère d'atrocité parfois et même trop souvent gratuite. Les affrontements virent au concours de qui a la plus grosse (la plus grosse épée, bien entendu) et Guts remporte finalement ses combats sans trop qu'on en ait douté en premier lieu. Une certaine routine s'installe dans le périple malgré les événements haletants et agités qui se trouvent sur son parcours. L'action est toujours au rendez-vous, il n'y a aucune lenteur indue et chaque chapitre est justifié. Malgré tout, la routine s'installe dans ce qui se transforme peu à peu en un jeu de massacre rébarbatif.
Que faire pour briser la monotonie ? Apporter du changement. Peu à peu, Guts agrège autour de lui un petit groupe qui le suivra dans sa quête. C'en est terminé des voyages en solitaire, il a à présent des alliés qu'il finit par apprécier pour ce qu'ils sont. Cette évolution est assez agréable après si longtemps et le développement du personnage principal n'en ressort que plus abouti.
Mais peu à peu, alors que Guts n'est plus seul (avec Puck, j'entends), on glane autour du manga une atmosphère nouvelle. Celle-ci n'a plus rien de sombre. L'histoire se veut toujours aussi tragique (j'ai adoré l'histoire de Serpico), les Apôtres sont toujours là, même plus nombreux et organisés, mais ce n'est plus le Berserk d'alors que l'on lit. Car de la noirceur, il n'y en a plus.
Les dessins, sans cesse plus travaillés jusqu'à des strates que l'on aurait cru inatteignables, offrent un aperçu plus soigné et doux malgré les massacres inopinés qui, à l'usure, paraissent forcés. L'humour est davantage mis en avant au point où Puck n'est plus relégué qu'à un rôle de comique au détriment de ce qu'incarnait le personnage sur le fond : le premier allié indéfectible de Guts dans sa solitude noire.
Oui, on peut le dire, Berserk est édulcoré à force. La violence est de mise mais plus anecdotique, moins horrifique en réalité. D'horreur, il n'y a plus, elle semble avoir été enrobée dans la légèreté de ton s'étant instaurée insidieusement.
C'est ce que je pourrais appeler la disneylandisation de Berserk. La mue s'est opérée progressivement et s'est avérée au final indolore à la lecture. Seulement, un regard en arrière suffit à nous conforter dans l'idée que, si rien n'est différent : tout a changé. On peut s'en réjouir, y voir un nouveau chapitre s'ouvrant sur un registre capable de nous offrir de la nouveauté ; cependant, j'ai aimé Berserk pour ce qu'il était en premier lieu. Cette évolution, même progressive, elle a épuré ce qui avait fait les lettres de noblesse du manga : sa noirceur de ton et la douleur induite par une trame tragique qui broie tout ce qui y est mêlé. Quand je lis du Lovecaft (qu'on ne me dise pas que Berserk ne s'en est pas inspiré, un arc narratif entier est tout droit inspiré de Dagon), je ne veux pas finir sur du Disney. Le féérique est trop présent, le démoniaque abordé avec tant de nonchalance qu'il en devient banal, anecdotique et même risible (qui a encore peur des apôtres maintenant qu'ils ont organisés en corps armé et ne mangent plus d'êtres humains ?)
Je ne sais pas de quoi demain est fait. On a vu avec l'arc de la Troupe des Faucons que la félicité et le succès précédait une chute brutale et sauvage, peut-être Miura transformera-t-il une nouvelle fois l'essai pour notre plus grand plaisir. Mais à terme, si une nouvelle éclipse ne survient pas, peut être qu'un Happy End posté en embuscade risque de nous tomber dessus et là... ce serait le renoncement de tout.
Cette fin heureuse et mielleuse à la Disney, je ne puis dire que je la pressens à ce stade. En tout cas, je la redoute car quelques faisceaux d'indices se bousculent pour nous la suggérer.
Sortons du domaine de la spéculation déprimante pour revenir sur des éléments inhérents à Berserk depuis ses débuts dont on aurait pu souhaiter qu'ils soient mieux exploités. Les personnages d'abord. Je suis revenu dessus à diverses reprises dans ce commentaire, mais même entouré d'une petite bande d'alliés, Guts reste le personnage central incontesté. Un os à ronger est sporadiquement alloué à un de ses accompagnateurs pour justifier un changement chez eux (Farnese, surtout) mais cela se cantonne généralement à ses aptitudes en combat plus qu'à une évolution de psyché et demeure rudimentaire.
Le scénario un peu plus élaboré avec une intrigue de guerre entre royaumes dans lequel se serait greffé son lot d'éléments fantastiques n'étincelle toutefois pas de mille feux. Quelques connaissances historiques européennes permettent d'y voir une resucée particulièrement bancale de l'épopée des croisades, l'oriental étant cette fois inspiré de l'Inde plutôt que de la péninsule arabique pour donner le change. Mais rien d'exceptionnel. D'autant moins exceptionnel que tout se fait tout seul et sans forcer.
Femto revenu dans le monde des hommes met son plan à exécution avec la facilité la plus déconcertante qui soit. L'adversité d'estompe là où il se présente. Ses victoires sont totales et incontestées, il ne faiblit jamais et ne rencontre aucune difficulté. Là aurait été la surprise. Hélas, tout va de soi. On imagine que son plan ne souffrira que de lacunes qu'à compter de l'instant où Guts interférera. En attendant, Femto est ce qu'était Griffith, la vulnérabilité en moins ; à savoir, un être beau, pur, intelligent, parfait, sans cesse perché au commet de collines (comptez le nombre de fois où Miura le met en scène dans cette posture, c'est à se demander s'il choisit ses champs de batailles uniquement dans des vallées escarpées pour le plaisir de se la péter en haut d'un relief), resplendissant au soleil, contemplant de son regard de faucon un horizon qui lui appartient. Un personnage inintéressant car infaillible. Pire encore, même les adversaires de Guts seront de plus en plus facilement vaincus, le sentiment d'adversité s'élimera à peau de chagrin, plus encore à force d'utilisation de l'armure magique (oui... je sais...) lui conférant une invulnérabilité quasi absolue et dont le contre-coup annoncé par le chevalier squelette se fait toujours attendre. On baigne dans la facilité. Pire. On se noie dedans.
D'ailleurs, on ne sait pas où va l'auteur. Les objectifs des uns et des autres paraissent de plus en plus fades, faisant maintenant mine de prétexte pour justifier que l'intrigue avance. La volonté de conquête de Femto ou de vengeance de Guts perdent cruellement en intensité. Ça se ramollit.
La création d'un monde de fantaisie suite à la mort de Ganishka apparaît sans réel préambule, comme un moyen artificiel de prolonger l'intrigue en insérant de nouveaux ennemis potentiels dans un monde où les adversaires sont pourtant déjà tout trouvé.
L'âge d'or et l'assurance avec laquelle l'auteur nous présentait les éléments d'intrigue amenés à jouer un rôle plus tard suffisaient à persuader le lecteur quant au fait qu'il savait où il allait. Je me sens perdu depuis un moment. Les phases de massacre sont prolongées, de plus en plus anecdotiques en réalité et s'éloignent sans raison du scénario principal. L'arc inspiré de Dagon ou le sauvetage de Farnese retournée dans son milieu aristo (trame digne d'un arc de One Piece - Big Mom -, et ce n'est pas un compliment venant de moi) en sont les plus parfaites et décevantes illustrations. Compte tenu des délais nécessaires à Miura pour fournir un chapitre (délais justifiés lorsque l'on contemple les dessins), on aimerait qu'il en revienne au vif du sujet et qu'il s'y tienne une fois pour toute.
Je crains que Berserk n'ait depuis longtemps dévoilé toutes ses surprises. Puisse l'avenir me donner tort. Trop d'éléments toutefois convergent vers une histoire aux aléas de plus en plus prévisibles, le drame ayant été troqué pour davantage de fantaisie. Je ne retrouve plus le ton, l'atmosphère ou le propos initial de Berserk dans ses errements récents (dont les origines commencer à dater en réalité). J'en viens à me demander à terme qui de Claymore ou de Berserk finit par copier l'autre car très franchement, le manga vire au Shônen outrecuidant. Et pas le genre original ou surprenant. Simplement bien dessiné.
Encore une fois, je souhaite me tromper ; mais le chemin tracé par la trajectoire du déclin de l'œuvre le laisse en tout cas présager. Même les monuments les plus splendides peuvent s'écrouler faute d'un entretien rigoureux.
Edit : La conclusion de cette critique se manifestait notamment par la phrase «Puisse l'avenir me donner tort». Cet avenir-ci, où un démiurge périt avant son œuvre, jamais je n'aurais osé l'envisager.
Il est vrai que, comme je le rapportais, les monuments les plus splendides peuvent aussi s'effondrer. Mais jamais personne n'oubliera le Parthénon. Il se trouvera toujours des esprits dans les temps qui viennent pour tirer leur inspiration de ce qui fut. L'œuvre d'un artiste accompli ne meurt jamais tant qu'il se trouvera des héritiers pour en imprégner leurs créations. La postérité de Kentarô Miura se perpétuera à jamais. L'empreinte de son art lui assurera une postérité millénaire.
Puissiez-vous reposer en paix monsieur Miura et merci pour votre création.