Charlie Chaplin
7.7
Charlie Chaplin

BD franco-belge de Bernard Swysen et Bruno Bazile (2019)

La grande famille du cinéma muet comprend son lot de stars, parmi lesquelles figurent Buster Keaton, Fritz Lang, D. W. Griffith, Friedrich Wilhelm Murnau, Robert Wiene, Carl Theodor Dreyer, Louis Feuillade, Howard Hawks, Alfred Hitchcock et bien entendu Charlie Chaplin. Dans la préface de cette bande dessinée, Claude Lelouch déclare à son sujet : « Chaplin a toujours figuré en tête de liste de mon panthéon. Le Chaplin muet m’a bouleversé… » Le cinéaste français rappelle aussi la capacité de son homologue britannique à porter toutes les casquettes : auteur, réalisateur, producteur, comédien, il lui arrive même de faire le ménage sur ses plateaux ! Le scénariste Bernard Swysen restitue avec brio cette facette du personnage. Son Chaplin, avalisé par les héritiers du cinéaste, se sent pieds et poings liés dès lors qu’un contrat le rattache à un studio, raison pour laquelle il fondera United Artists et investira ses fonds personnels dans les projets qui lui tiennent à cœur.


Charlie Chaplin est elliptique par principe, doux-amer par fidélité à son objet, révérencieux envers l’artiste mais critique envers l’homme. Bernard Swysen nous raconte d’abord l’enfance difficile de Charlie Chaplin et de son demi-frère Sydney, avec un père décrit comme un « poivrot violent » et une mère chanteuse désargentée, bientôt sous le coup de la maladie (céphalées, syphilis, asthme, troubles cognitifs, etc.). Le futur réalisateur du Kid passe son enfance dans une école pour orphelins. Lui, Sydney et leur mère finissent à l’asile et ne se voient alors plus qu’au parloir. Entretemps, Charlie aura tout de même fait montre de son appétence pour le spectacle : il avale une pièce de monnaie en imitant un tour de Sydney et monte – déjà – à l’occasion sur scène. Quelques tirades inspirées traduisent bien cette période douloureuse. Ainsi, le père de Charlie assène à sa femme : « Hannah, tu sais bien qu’après chaque spectacle, on doit boire pour inciter les clients à consommer. J’ai une conscience professionnelle, moi ! » Plus tard, Sydney, las, demandera à sa mère : « Pourquoi chaque fois qu’on déménage on a une pièce de moins ? »


Chaplin, l’homme et l’artiste


Réceptionniste, musicien, nettoyeur, vendeur de fleurs, souffleur de verre : l’adolescence de Charlie Chaplin n’a rien de particulièrement enviable. Tous les soirs, il doit se contenter de manger du pain grillé dans la graisse. Et quand il décroche un premier rôle dans une pièce, celle-ci est rapidement déprogrammée. Il a pourtant du talent à revendre, chose que le compositeur Claude Debussy lui fait remarquer à Paris, en 1909. Chaplin part ensuite à New York, où il fait un bide, avant de revenir à Londres. Mais l’Angleterre le déprime et il repart aussitôt aux États-Unis. Bruno Bazile dessine avec soin et souci de réalisme ces nombreux lieux entre lesquels l’artiste en devenir effectue des allers-retours. À chaque planche transparaissent l’abnégation et la capacité de résilience d’un homme mal né mais bien décidé à s’accomplir.


Bientôt, la carrière de Charlie Chaplin commencera à décoller. Il y a d’abord les tournées Karno, l’invention du personnage de Charlot (en un tournemain) pour L’Étrange aventure de Mabel, les premiers succès, puis une offre impossible à refuser de la compagnie Essanay. Fin des années 1910, Chaplin est une star pour laquelle on se bouscule au portillon et qui fait vendre des produits dérivés en tous genres. Si ses rêves de grandeur et de richesse se concrétisent, il se sent pourtant seul et insatisfait. Il est acclamé dans toutes les villes des États-Unis, mais aussi honni par certains en raison de sa prétendue lâcheté – il n’est pas retourné en Europe pour faire la guerre. Insatisfait, il le restera à jamais, comme le démontre amplement cette bande dessinée : il couche avec des mineures qu’il est ensuite contraint d’épouser ; il doit se cacher pour monter Le Kid en raison d’un divorce menaçant ses droits sur le film ; il fonde United Artists pour se départir des studios et gagner en liberté, mais accumule les problèmes, notamment fiscaux (il est accusé de fraude), judiciaires (ses rapports avec des mineures ou le FBI cherchant à le piéger) et politiques (on le soupçonne notamment d’anti-américanisme et de sympathies communistes, et il passe devant le comité Breen). Il souffre par ailleurs à plusieurs reprises de surmenage.


Charlie Chaplin narre aussi les succès du réalisateur britannique, son acuité, son inventivité et son haut degré d’exigence. Charlot y apparaît comme le double inversé de Charlie : à l’humilité et l’insouciance de l’un répondent l’opulence et la gravité de l’autre. Les rapports complexes du Britannique avec le cinéma parlant se voient eux aussi explicités. D’abord perçue comme une mode, cette révolution technique s’impose ensuite avec force à Chaplin. Figurent enfin des anecdotes méconnues comme cette tentative d’assassinat à Tokyo en 1931 par des officiers japonais nationalistes, les pleurs d’Albert Einstein lors de la projection des Lumières de la ville, l’idée des Temps modernes germant alors que Charlie Chaplin navigue sur son yacht, le port de gants en raison d’une allergie aux pellicules au nitrate des films (!) ou l’actrice Joan Barry couchant avec le comédien à la moustache après l’avoir menacé de se suicider au pistolet.


Le dessinateur Bruno Bazile, qui n’avait en sa possession qu’un seul cliché de Charlie Chaplin étant petit, a dû se fier aux indications des ayants droits et imaginer toute la gestuelle du personnage. Son travail est remarquable de précision et de cohérence. Bernard Swysen a quant à lui dû s’astreindre à une sélection minutieuse : choisir des tranches de vies pour restituer au mieux, en quelque 70 pages, une existence riche et passionnante, éclatée géographiquement et couvrant un large spectre d’émotions. Il ne cède heureusement jamais à l’hagiographie et présente un Chaplin tant génial (au sens propre du terme) que blessant, obsessionnel, tyrannique (la dispute avec David Raksin ou Truman Capote) et incapable de dialoguer sereinement avec ses comédiens (Marlon Brando ou Tippi Hedren). Son dernier amour Oona et la remise d’un Oscar d’honneur en 1972 viennent clôturer, parmi d’autres choses, cette admirable bande dessinée.


Sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
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le 19 nov. 2019

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