Prenez deux auteurs belges tout ce qu’il y a de plus bien-portant (ils font dans l’humour, en temps normal) et associez-les le temps d’un album sorti en août 2014. Ils vous proposeront le récit d’un homme dépressif, usé par sa passivité maladive, son vague à l’âme, sa lassitude absolue. Et ce, sans la moindre note légère, si ce n’est un humour noir et cynique qui n’est pas une franche rigolade. Plutôt implacables, pour des blagueurs de première !
Scénario : La chronique d’une vie donc, celle d’un pur produit de notre société actuelle : un père de famille travaillant en bureau, allant au supermarché, et vivant tranquillement avec son épouse et ses deux filles dans des conditions aisées. Cette facade d’un train-train quotidien tout ce qu’il y a de plus supportable cache une réalité toute autre : notre bonhomme est dévoré d’angoisses et de cynisme. Obsédé par la mort, et surtout impassible en toutes circonstances, il est l’identique représentation du Meursault de « L’Etranger » de Camus, qui vivrait de nos jours. Le profil-type du personnage qui déverse l’absurdité de son raisonnement à chaque instant de sa vie. Bourré de contradictions, il est aussi quelque peu victime d’un système dénué d’humanité. Mais ne vous y trompez pas : le problème vient de son point de vue faussement lucide, cachant une incompatibilité morbide au bonheur.
Dessin : Une ligne claire et une épure parfaitement adéquat avec le propos désenchanté de l’œuvre. Aussi bien dans sa calligraphie que dans ses collages de photographies, ses quelques dessins de bords de planches ou ses grandes cases laissant la part belle au vide et à la métaphore, le travail de De Moor est foisonnant, minutieux. Il exprime un chaos dérangeant, ou la sobriété de son trait met en forme aussi bien le futile que l’incongrue, sans oublier quelques images lourdes de sens.
Pour : A travers les yeux de ce blasé de la vie, Dal dissèque les limites de notre société actuelle, de ses dérives consuméristes à l’individualisme aveugle du commun des mortels, et autres joyeusetés. Mais c’est lorsque le scénariste s’attaque au sacro-saint modèle familial moderne, que rien ne devrait perturber sinon le divorce, qu'il atteint une formidable pertinence. Ici, les visages de la mère et des deux filles sont tout simplement abstraits, comme si ce qui est pourtant au centre de la vie de notre dépressif n’existait pas vraiment. C’est par ce procédé que la narration révèle le déni de réalité du personnage, et son statut de père/mari qu’il n’assume qu’en apparence.
Contre : Cette radiographie désespérée est en tout cas à prendre avec distance : un nihilisme aussi radical ne peut rationnellement pas être pris au sérieux. Ce registre s’impose comme un point de vue négatif imperméable à toutes formes de compréhension ou d’empathie…
Pour conclure : …Qui donne paradoxalement toute sa force évocatrice et fascinante à l’album. L’absurde y est sans concession : le portrait d’un homme qui réfléchit mal, s’enferme dans sa psychose et pédale à vide dans un monde dont il ne perçoit pas la moindre substance. Terrifiant.