L’annonce de la mort de Stan Lee fut suivie d’un certain nombre d’articles, éclairant sa personnalité, détaillant une aventure éditoriale et humaine menée sur plusieurs décennies par « The Man » principalement centrée autour de Marvel. Mais peu de journalistes ont abordé une étape pourtant intéressante dans son parcours, quand Stan Lee, nouvellement promu, allait faire éditer par Marvel des auteurs indépendants.
La compagnie veut améliorer son image, notamment auprès de la jeunesse, et renouveler son catalogue. La BD underground connaît alors un creux qui n’est pas du goût des artistes impliqués mais qui sera heureusement passagère. Stan Lee, qui avait l’idée dans les tuyaux depuis quelques temps, réussit enfin à recruter Dennis Kitchen, à qui il confie la casquette de responsable éditorial.
L’aventure n’allait durer que trois numéros entre 1973 et 1974, avant que Dennis Kitchen n’édite les deux restants à son compte entre 1975 et 1976, soit une épopée éditoriale de 4 ans dont 2 avec Marvel et une poignée de pages. Pourquoi une durée de vie aussi brève au sein de la compagnie de Stan Lee ? La version officielle invoquera des chiffres de vente peu concluants, mais en fait, cet arrêt visait à jeter un grand seau d’eau sur les braises crées par le projet au sein de la compagnie.
Car les artistes « maison » de la compagnie appréciaient peu de voir cet espace de liberté exister alors qu’eux étaient soumis à une certaine uniformisation du trait et une grande censure. Affront encore plus grand, les artistes du projet pouvaient récupérer leurs planches originales et garder les droits de leurs créations, des sujets encore tabous à l’époque, mais que l’expérience de Comix Book allait contribuer à mieux faire accepter par les grandes compagnies. La première couverture, reproduite pour le recueil, attestait déjà que la cohabitation allait être tumultueuse, le poignard d’un « underground cartoonist » transperçant une histoire classique de SF au trait conventionnel.
Tous les artistes un peu indé’ de l’époque ne répondirent pas à l’appel de Dennis Kitchen. Crumb s’en offusqua, Art Spiegelman fit un petit tour (mais quel tour ! La première histoire de ce qui deviendra Maus) avant de trouver le contenu de la revue pas à son goût, mais d’autres en firent partie. Certes, ils furent alléchés par des tirages sans commune mesure avec ce qu’ils pouvaient connaître, de l’exposition dans les relais de distribution et de meilleures conditions financières, au prix d’une légère censure ou en tout cas des quelques garde-fous. Beaucoup des histoires présentées n’auraient jamais pu avoir leur place dans n’importe quelle aventure de chez Marvel ou DC à l’époque (d’autres aventures éditoriales plus matures allaient coexister bien plus tard, dont la culte ligne Vertigo) .
Les auteurs impliqués ne sont pas forcément des plus connus de notre côté de l’Atlantique, avec quelques vétérans invités. Mais on y croise Howard Cruise, Leslie Cabarga, Kim Deitch, Trina Robbins, Joel Beck et bien d’autres. Soit 150 pages de petits segments assez différents, aux styles très variés, sans qu’il ne s’agisse de travaux trop amateurs ou bâclés. Les héros Marvel ne sont pas au programme, ce sont bien des créations personnelles qui sont proposées, d'une grande variété. Entre les histoires documentaires et accablantes de Leslie Cabarga sur les petites histoires (sales) de l’âge d’or hollywoodien et son style assez classique, l’immoralité de Flip the Bird croqué de façon cartoon par John Pound, ou les aventures très série B de Panthea et le trait félin de Trina Robbins, ce sont des univers différents pour autant de personnalités qui s’expriment.
Quelques expérimentations pourront laisser froid, mais il y a malgré tout une certaine accessibilité, une certaine ouverture. Même si le trait parfois accueillant peut cacher une histoire plus troublante. Il était possible de craindre un certain affadissement de ces artistes sous le chèque de Marvel, et pourtant, c’est parfois féroce, peu tendre avec la société de l’époque, quelques femmes dévêtues sont présentes et d’autres références à la drogue marquent quelques histoires.
Le recueil publié récemment intègre même une histoire qui n’avait pas été publiée à l’époque, avec un décalque de Wonder Woman enceinte, confrontée à l’hypocrisie des super-héros mâles. Une très bonne histoire, grinçante comme il faut, qui fut annulée pour ne pas avoir de problèmes avec DC, dont les personnages caricaturés mâles n’étaient guère à leur avantage.
Cette épopée éditoriale a été compilée et rééditée aux États-Unis en 2013. Le recueil est riche en documents d’archive, Stan Lee et Dennis Kitchen signent deux préfaces tandis qu’une vingtaine de pages se consacre à l’étude passionnante de cette petite aventure.
Le petit éditeur Stara l’a traduit chez nous en 2015, sans recevoir tous les honneurs médiatiques qui auraient dû être dus à cette édition d’un pan méconnu de l’histoire de Marvel, Stan Lee et de la BD indé' US. Même pas une petite nomination pour la sélection patrimoine du Festival international de la bande-dessinée d’Angoulème (bouuuh!).
Il ne faudrait pas réduire Comix Book à une anecdote dans l’histoire de Marvel ou à un exemple de récupération de la culture underground par un grand éditeur. Tout comme de dire que les auteurs invités ont forcément affadi leurs propos pour le bel argent dollar de Marvel. Car non seulement la publication est riche en informations sur le contexte de cette époque, du côté de la grande compagnie ou des petits artistes, mais les histoires contenues ne manquent pas de mordant, à défaut d’être vraiment transgressives. La variété des personnes invitées permet de plus de ne pas se lasser, avec le risque d’avoir un vif intérêt pour l’un ou l’autre. Dommage, pour beaucoup, ce Comix Book est souvent leur seule édition sur notre hexagone, confirmant encore l’importance de l’ouvrage.