Dans l’intimité de Marie : le titre du manga de Shûzô Oshimi ne peut qu’interpeller le lecteur et susciter un premier arrêt. Outre le paradoxe de l’intimité, on se demande de quelle(s) intimité(s) il sera question. Avec un tome 4 qui porte la mention « Pour public averti » (si vous voulez savoir pourquoi eh bien… lisez-le !) (1) on peut penser tenir une piste même si cette mention ne figure pas sur les couvertures des autres volumes. Ce manga n’est pas un hentai. Surtout, ce titre est parfaitement adapté au propos de l’auteur que l’on trouve à la fin du premier tome : il nous fait part de sa volonté d’avoir voulu être une femme, tout en mentionnant que vouloir être une femme, ce n’est pas seulement changer de sexe, c’est aussi penser, agir, ressentir, se tenir comme une femme… de quoi tendre, au passage, vers les théories du genre avec des questions importantes : un homme peut-il coucher sur le papier ce que cela fait d'être une femme ? N'a-t-on, finalement, que le point de vue d'un homme sur la condition féminine ?
Être un homme dans le corps d’une femme : c’est compliqué. A plusieurs occasions on peut voir que Marie-Isao a un comportement qui n’est pas celui de Marie – avec rappels à l’ordre, remarques… de la part de ses camarades ou parents sur le fait qu’elle ne se comporte pas comme d’habitude, qu’elle a l’air bizarre… Cela permet de pimenter sérieusement la vie de Isao qui était peu épanouissante. Pour résumer à grands traits : c’est un étudiant qui ne va plus à la fac’, n’a pas d’amis, vit de l’argent et colis que lui envoie sa mère et passe ses journées chez lui à jouer à des jeux vidéo ou à regarder quelques vidéos interdites aux mineurs en compagnie de sa main droite. Son appartement est négligé, les poubelles s’entassent sans qu’il les sorte. Une triste situation qui n’est pas éloignée – selon une proportion variable – de la réalité de certains individus.
Isao sort peu : sa grande affaire c’est de sortir tous les soirs à une heure précise pour rejoindre l’épicerie du coin où il épie une lycéenne (Marie) avant de la suivre sur la route qui la conduit chez elle (rien de plus). Bref, un gamer-stalker pour qui la jeune fille est un « ange ». Il est amoureux d’elle mais refuse de faire le premier pas. Un soir, alors qu’il suit Marie, cette dernière se retourne et lui sourit. Ensuite c’est le trou noir : quand il revient à lui Isao est dans le corps de Marie, chez elle. Le pire c’est qu’il va se croiser : Isao Komori existe toujours, il mène toujours la même vie à ceci près qu’il ne sait pas du tout qui est Marie, ne la reconnaît pas…
Le plus dur commence alors pour notre étudiant désocialisé : retrouver la mémoire, réintégrer son corps et rendre le sien à Marie. Je vous vois venir : le temps que Isao réintègre son corps il n’a qu’à en profiter : voir le corps de la jeune fille sous tous les angles, fouiller ses tiroirs, profiter des vestiaires féminins, etc. Perdu ! Isao manifeste un respect à l’égard de Marie et refuse de se rincer l’œil : il ferme les yeux quand il s’habille, se les bande quand vient l’heure du bain. Le lecteur comme lui-même ne voit donc pas l’anatomie de la jeune fille. Oshimi nous invite à une autre forme d’exploration : en croisant des personnes dans la rue ne vous êtes-vous jamais demandé où elles allaient ? Où elles vivaient ? Ce qu’elles allaient faire ? A quoi ressemblait leur quotidien ? Cette curiosité (sans doute pas bien grave lorsque ça ne va pas plus loin) est ici exploitée au maximum : Isao était marqué par Marie, le voilà à sa place, à vivre sa vie.
Un rêve enchanté ? Non. Outre le décalage quasi-permanent de Marie-Isao par rapport à ce qui est attendu d’elle par les autres, le jeune homme réalise, au-delà des petits tracas de la condition féminine, que le regard envers elle est biaisé (son corps attire, pour sa personnalité on repassera), que ses copines ne sont peut-être pas de vraies amies, que le lycée n’est pas un lieu d’épanouissement, que sa famille (notamment sa mère) peut se révéler étouffante. L’autre côté du miroir se dévoile alors : derrière la Marie studieuse, appliquée se trouve aussi une Marie qui sort le soir sans que sa mère sache où elle va, qui lit des revues porno’… L’ange n’est pas un agneau ignorant, vivant coupé du monde. Shûzô Oshimi nous dépeint un univers rempli de faux-semblants, pour une vision plutôt sombre de la jeunesse – d’une certaine partie de la jeunesse. Si à première vue la vie de Marie était l’exact opposé de la sienne, Isao réalise qu’il partage certains points communs. Il réalisera aussi d’autres choses mais ce sera à vous de vous en rendre compte. #teasing
Pour mener à bien sa mission de rendre à Marie son corps et de récupérer le sien, Isao est aidé par Yori Kakiguchi, une jeune fille qui est dans la classe de Marie et qui la connaît depuis un certain temps. Elle m’a fait penser à Amami Yukika (Mon Histoire), même si la relation entre Marie et Yori diffère profondément de celle entre Amami et Suna. Surtout, l’introduction de Yori – même si c’est un personnage bien utile pour apprendre à Isao comment « faire » comme Marie – m’a semblé tomber au bon moment, un peu trop d’ailleurs : Yori comprend en un instant (ou presque) que Marie-Isao n’est pas la vraie Marie car elle ne parle pas comme d’habitude. Déduction brillante mais qui me semble un peu tirée par les cheveux (à moins que Yori ne soit la L de Dans l’intimité de Marie…). Le fait que trop souvent les bons personnages arrivent pile au bon moment est parfois dommageable car cela casse le récit qui se déploie, facilite de manière trop visible la tâche de Isao.
Quelques mots sur le dessin et l’édition française : Akata propose des tomes agréables et qui se dévorent rapidement. Peut-être même trop… Les mots de l’auteur en fin de volume qui nous raconte des histoires assez personnelles, intimes (la naissance du désir chez lui…) surprennent quelque peu mais après 4 volumes on s’habitue à ces respirations. Son coup de crayon accroche le regard avec des personnages bien identifiables même si un contraste apparaît entre des décors, intérieurs détaillés et des personnages dont le visage reste finalement assez épuré, si bien qu’ils sont peu marquants (Yuri et Isao se détachent un peu car ils portent des lunettes). Mais c’est peut-être volontaire : derrière la banalité de l’apparence, les personnages ne le sont pas vraiment. On notera aussi que s’il y a des scènes quelque peu marquantes il n’y a pas de dérive et ce que l’on voit semble plutôt être là pour servir l’avancée du récit.
« On ne naît pas femme : on le devient. » Ce propos de Simone de Beauvoir (Le deuxième sexe) évoque une partie des thèmes présents dans la série Dans l’intimité de Marie : les règles à respecter par rapport au rôle qui est attendu de Marie sont autant d’occasions pour Isao (et le lecteur) de voir les différences entre homme et femme. On va pourtant au-delà au fil des pages en s’interrogeant aussi sur l’identité : qui est Isao ? Qui est Marie ? Qu’est-ce qui les définit (pour les autres, pour eux-mêmes) ? Faut-il s’évader de son quotidien pour mieux le supporter (pas de Breaking the Habit) ? Les illusions de la vie sociale doivent-elles être dissipées ? Si Isao permettra peut-être de libérer Marie de certaines choses, à la fin des quatre tomes une interrogation m’a frappé : et si Marie avait plusieurs personnalités et qu’Isao soit l’une d’entre elles ? Réponse dans la suite de la série…
(1) Certaines pages du tome 4 m’ont d’ailleurs fait penser au film Her de Spike Jonze.