Ca plane, mais pour qui ?
Avec cette BD on atteint à mon avis le summum dans la série Jeremiah. Hermann ose un décor qui colle parfaitement avec le monde post-apocalyptique où évoluent Jeremiah et Kurdy. Un Kurdy retrouvé qui mène à nouveau le duo d’aventuriers toujours à la recherche d’un emploi rémunérateur. Quant au scénario, il ménage de nombreux rebondissements de qualité. La psychologie des personnages est à la hauteur. De plus l’esthétique générale est un régal. Dans son style, Hermann est l’égal des meilleurs artistes modernes (toujours à mon avis bien-sûr). Le dessin de couverture en est la parfaite illustration : Un personnage est cadré à l’extrême gauche et en bas, plutôt petit par rapport à la place disponible dans le cadre. Dans un dégradé du bleu pâle vers le jaune, quelques minuscules nuages blancs de chaleur, le ciel occupe la majeure partie du dessin, avec des couleurs de types pastels inattendues dans la série. Le personnage est assis sur une chaise blanche, dans une posture bizarre, il nous tourne le dos et il s’abrite du soleil avec un gros parapluie. De plus, la chaise est posée dans quelques centimètres d’eau : la mer !
Ce type d’ambiance ne correspond qu’à quelques planches, une atmosphère non révélatrice de l’ensemble, car l’aspect détendu façon carte postale n’est qu’un trompe-l’œil : situation de psychodrame.
Cette BD présente le télescopage de plusieurs univers. Il y a le duo Jeremiah/Kurdy, mais également un groupe de mercenaires menés par un caïd, une famille de charognards qui représentent le dernier degré de l’humanité, une autre famille marquée par la maladie et enfin un homme solitaire qui croyait avoir trouvé le lieu où il pourrait couler des jours paisibles loin de la fureur des hommes.
Le premier choc a lieu quand la famille de charognards tombe sur le solitaire. Ces premières planches sont l’occasion de quelques vignettes assez grosses avec des cadrages remarquables qui donnent une ambiance de désolation. C’est le calme avant la tempête !
Le deuxième choc est surtout visuel : c’est le rendez-vous organisé par Kurdy et Jeremiah avec le chef des mercenaires. Jeremiah et Kurdy sont au sommet d’une structure métallique, ébauche d’un bâtiment jamais fini ou bien ruine d’un bâtiment dont seule l’ossature aurait tenu le choc. Choix gratuit d’un lieu pour faire des dessins spectaculaires avec nos deux héros en équilibristes sur des poutrelles (parce qu’ils sont à une belle hauteur) ? Pas du tout, c’est le moyen le plus sûr de négocier avec quelqu’un à qui on fait très moyennement confiance…
Le troisième choc est celui annoncé par le dessin de couverture. On comprend qui est le personnage assis sur la chaise et on comprend pourquoi il reste dans cette position. Voilà qui n’arrange pas du tout les affaires de Kurdy ! Et puis, un homme fait du deltaplane au-dessus de la plage.
Nous avons ensuite droit à 8 planches décrivant l’expédition à laquelle participent Jeremiah et Kurdy. Les relations entre les différents personnages se mettent en place. Cette partie témoigne du goût du dessinateur pour le western, sauf qu’il arrange cela à sa façon.
Le quatrième choc est à mon avis le plus réussi, surtout que, décrit comme ça, cela pourra laisser perplexes ceux qui ne connaissent pas la BD. Le but de l’expédition est de récupérer du carburant pour des commanditaires qui utilisent encore des véhicules classiques, avec moteur à explosion. Or, du carburant, où en trouver ? Réponse simple : dans une raffinerie. Et alors me direz-vous ? Eh bien, je ne sais pas pour vous, mais à première vue, je n’imaginerais pas une raffinerie comme cadre idéal pour faire une belle œuvre d’art. C’est là qu’Hermann fait très fort, car il gagne son pari haut la main.
Le décor est remarquablement utilisé. Il se prête incroyablement bien à l’ambiance de la série, avec des survivants qui font preuve d’audace, discrétion, astuce, cruauté, etc. pour trouver leur place dans un monde qui a perdu ses repères. La raffinerie est à l’abandon, mais Hermann en utilise les extérieurs comme les intérieurs. Cela lui donne l’occasion d’exploiter comme jamais son goût pour des lieux et des situations inattendues. L’architecture du lieu est loin d’être un simple prétexte, car tout va servir à l’intrigue : immenses tours aux galbes parfaits, tuyaux, escaliers, réservoirs contenant ou non des liquides pas très engageants, passerelles suspendues qui peuvent s’effondrer à tout moment, conduits divers (chauffage, aération). Hermann pousse le raffinement (!) jusqu’à mettre en évidence la sonorité du lieu, un peu comme il l’avait fait dans « Les eaux de colère ». Il va de soi que cette réussite doit également beaucoup à F. Raymond le coloriste.
Enfin, quel est le risque maximum dans un tel complexe plus ou moins à l’abandon depuis des lustres ?... Une BD explosive qui est à mon avis la meilleure de la série, mais qui atteint un tel sommet parce qu’elle est la meilleure évolution imaginable par rapport aux 10 qui l’ont précédée.
Les personnages sont toujours aussi bien croqués, avec leurs caractères et leurs attitudes caractéristiques. Hermann est un maître dans l’art de suggérer le mouvement par des dessins. Un régal. Parution : octobre 1985.
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