Ce tome regroupe les 12 épisodes de la série parue en 1987, écrite et illustrée par Ted McKeever. Il comprend également quelques pages bonus dont une aventure d'Amazing Brocoli.
Eddy Current est un malade mental enfermé dans un asile. Il a commandé un costume de superhéros à un organisme de vente par correspondance. Il reçoit et essaye sa tenue "dynamic fusion" qui s'apparente à un costume de superhéros un peu déglingué. Le même soir un orage électrique frappe l'institution psychiatrique et un éclair s'abat sur Eddy (revêtu de sa combinaison) qui survit. Les serrures électriques ont lâché et quelques patients dont Eddie s'échappent. Il estime qu'il dispose de 24 heures de liberté. À peine dehors à errer dans les rues, il assiste au passage à tabac d'un clochard par 2 petites frappes. Comme son costume ne fonctionne pas bien, il n'a pas le courage d'intervenir. Une fois les agresseurs partis, il réussit à le faire fonctionner et à échapper à une patrouille de police. Il les retrouve et tente de venger la victime. Il veut devenir un redresseur de tort comme Amazing Brocoli, son superhéros préféré. Peu de temps après une mystérieuse organisation représentée par une nonne à la carrure d'armoire à glace voit en lui le sauveur de l'humanité, Jésus revenu sur Terre.
Dans la postface, Ted McKeever déclare qu'il a bénéficié de toute la liberté artistique dont il pouvait rêver pour créer cette histoire et qu'il en a usé et abusé à sa guise. Le lecteur plonge donc dans un récit expérimental du point de vue de la narration graphique, et également dans une moindre mesure dans la structure du récit.
Il vaut mieux que ça soit clair tout de suite : Ted McKeever utilise le concept du superhéros comme un fallacieux prétexte, pour mieux le détourner et l'oublier. Dans un premier temps, Eddy ne dispose de pouvoirs que grâce à ce costume de superhéros qui fonctionne quand il veut et comme il veut à de brèves occasions. Dans un deuxième temps, Eddy acquiert une stature religieuse de sauveur du monde qui est calquée sur celle d'un certain fils de charpentier. McKeever joue le jeu au premier degré d'un vrai scénario avec une conspiration d'envergure et un malade mental dont le destin est de sauver l'humanité, ou au moins les habitants de cette ville qui pourrait être New York. McKeever porte à son paroxysme l'idée de superhéros pour en faire une figure religieuse vouée au sacrifice. Mais il semble que cette trame ne serve que de support à ce qui intéresse vraiment le scénariste et l'illustrateur qu'est Ted McKeever.
C'est vrai que le parti pris graphique en noir et blanc est très affirmé et peut rebuter de prime abord. Les personnages ont des têtes difformes, en tout cas qui ne se conforment pas aux lois basiques de l'anatomie. Les corps ont tendance à être informes, avachis, sans tonus, ou au contraire particulièrement massifs (celui de la nonne), voire carrément obèses (l'une des femmes comploteuses). Les dentitions se présentent sous la forme de dents très fines, en nombre improbable et impossible. Il faut donc un peu de temps pour s'acclimater à cette vision artistique affirmée et appuyée. Passée cette apparence peu conventionnelle de la réalité, le lecteur bénéficie d'une mise en page aérée (entre 2 et 5 cases par page) et d'une narration très fluide. Les mises en scène impressionnent à la fois par leur simplicité, leur dépouillement et leur efficacité.
Heureusement d'ailleurs parce que McKeever joue à un jeu dangereux avec son lecteur. La lecture d'une bande dessinée est un exercice intellectuel assez complexe qui met en jeu une reconnaissance des images à plusieurs niveaux. Certes l'oeil découvre l'histoire case par case pour la lecture des phylactères et des images, mais il perçoit également l'agencement global des cases sur la page ou sur la double page, avant de lire vraiment chaque case. Par exemple les pages de Mike Mignola impressionnent avant même leur lecture par le placement des zones noires qui produit un effet d'abstraction sur le lecteur. Ici, quand l'oeil assimile rapidement les cases, il est attiré par des visuels dépourvus de sens, par des cases qui semblent composées d'aplats de noir jetés au hasard pour une image abstraite déconnectée de tout sens. Ce n'est qu'une fois insérée dans la narration séquentielle qu'elle prend un sens, donné soit par les images précédentes, soit par le texte. L'effet de décontenancement et de déstabilisation est total. La lecture des graphismes constitue déjà une expérience singulière. Ted McKeever progresse en tant qu'artiste tout au long du récit et cet effet gagne en intensité au fur et à mesure des épisodes.
Au départ l'histoire marie une forme d'errance et de rencontres effectuées au hasard dans cette ville étrangement dépourvue de gens. Le lecteur rencontre une demi-douzaine de personnages qui reviendront au fil des pages : la nonne, 2 petites frappes, un animateur d'émission de radio, l'ancienne petite amie d'Eddy et son mari. Ces rencontres permettent à Eddy de tester ses capacités et sa volonté d'être un héros. Elles donnent également une vision à la fois onirique et ironique des rapports humains. Ted McKeever glisse même 2 références à Sheik Yerbouti de Frank Zappa en citant un extrait de "Bobby Brown", et un autre de "Flakes" qui donnent une bonne indication de sa vision sarcastique de la société américaine. Eddie est un malade mental capable de faire illusion vis-à-vis de ses semblables, mais condamné à reproduire des schémas autodestructeurs. Ted McKeever y va assez fort avec le niveau de violence, sèche, en noir & blanc, sans aucune séduction. Il est tout de fois impossible de résister au charme rebelle et idiot d'Eddy.
Eddy Current est personnage en marge de la société avec une vision irrémédiablement erronée et teintée d'un zeste de merveilleux. Son caractère peut s'avérer également intransigeant pour ses compagnons du moment. Ted McKeever emmène le lecteur dans un voyage visuel intense et décalé, avec de superbes séquences muettes.
Jim Valentino a eu la bonne idée de rééditer les premiers travaux de Ted McKeever dans 3 tomes : (1) Transit, (2) "Eddy Current" et (3) Metropol. Il ne reste plus qu'à espérer qu'il réédite également "Plastic Forks" et "Industrial gothic". Il a également permis la publication de Meta 4 également de McKeever en 2010.