Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario, dessins, couleurs, lettrage, et maquette.
Dans un environnement urbain en ruines (quelques années dans un futur non déterminé), une bande de bikers avance, menée par Heinz, leur chef. Leur destination : le dépôt bleu où ils pourront récupérer de la dope. Sur leurs fronts, il y a un mot de tatoué : Ende, Baisée, ou encore Tuée, en fonction des individus. Sur leur route, ils vont se heurter aux polars (les représentants des forces de l'ordre), à d'autres gangs de bikers dont les Cœurs brûlés, puis celui de Mains d'Acier. Il leur faut absolument atteindre le dépôt bleu avant le levé du jour.
Pour le lecteur qui ouvrirait par hasard cette BD, le choc risque d'être rude. Premier constat, les dessins ne sont pas très jolis. Les contours des formes sont tremblés, il y a plein de petits traits non signifiants, et il faut faire preuve d'une attention soutenue pour déchiffrer certaines cases, bourrées à craquer de silhouettes entremêlées. Les couleurs ne débordent pas des traits, mais elles peuvent être agressives, criardes ou sales. Un rapide parcours des phylactères montre que les règles de syntaxe ne sont pas respectées et que certaines phrases laissent à désirer en termes de clarté.
À l'époque de sa parution, cette œuvre était révolutionnaire, et beaucoup des lecteurs de l'époque hésitent à la relire, tellement elle a imprimé un souvenir indélébile et intense dans leur esprit. Pour un lecteur d'aujourd'hui il s'agit d'un témoignage d'une époque révolue, mais aussi d'un récit toujours aussi intense. Certes, Philippe Druillet fut le cofondateur de la revue Métal Hurlant avec Jean-Pierre Dionnet en 1975 (voir Métal Hurlant 1975-1987 : la machine à rêver), une revue historique dans le développement de la BD, mais il reste avant tout un auteur à la forte personnalité narrative. Toute personne qui a vu ne serait-ce qu'une fois un de ses dessins en garde le souvenir.
Le tome s'ouvre avec un incipit en deuxième de couverture : une citation des Fleurs du Mal de Baudelaire. Puis vient une photographie de l'épouse défunte de Druillet (morte d'un cancer foudroyant peu de temps auparavant), et enfin un texte rageur d'impuissance de Druillet quant aux médecins et au destin. C'est donc l'œuvre d'un artiste en deuil, animé par la rage et la douleur. Mais c'est aussi une histoire.
Il peut falloir au lecteur, un temps pour s'adapter à la narration. D'un autre côté, il peut aussi être emporté par cette narration dès les 2 premières pages. La première comprend 6 cases superposées de la largeur de la page, comme dans un panoramique large de western spaghetti. La deuxième est un dessin pleine page des motards fonçant vers le lecteur sur des engins futuristes, sans roues, lévitant à quelques centimètres au dessus du sol. En haut de cette page, il y a 3 médaillons avec les têtes et les noms des personnages.
Tout au long du récit, Druillet adapte sa mise en page, à la nature de la séquence. Il n'y a pas de découpage bien propre et régulier qui se répète d'une page à l'autre. Il n'hésite pas à réaliser des dessins s'étalant sur 2 pages et requérant de tourner physiquement l'album d'un quart de tour. Les bordures même peuvent se gauchir sous l'effet de la violence des actions dépeintes, s'incliner, se briser, prendre la forme du contour d'un personnage, et même disparaître.
Philippe Druillet plie de la même manière le langage à son dessein. La syntaxe des protagonistes laisse clairement à désirer, mais l'objectif n'est pas de respecter la grammaire. L'objectif est de faire passer leur état d'esprit, leur idée fixe de dope. Le résultat parle de lui-même : une étrange poésie brutale et évocatrice.
De la même manière, Druillet n'explique pas tout de manière pédagogique et détaillée. Peu importe le contexte politique ou historique, ou même géographique de la situation. Il s'agit d'une histoire viscérale qui relaie une rage existentielle violente et désespérée. L'état de la situation ne laisse planer aucun doute. Ces motards cherchent la dope qui leur permettra de supporter la réalité. Ils défoncent l'ordre établi, rebelles sans cause, refusant un ordre contraignant, sans alternative à proposer, juste une soif de liberté, et la conscience de leur propre servitude à la drogue. Dès le départ, l'issue de cette quête ne fait aucun doute, dans cette ambiance nihiliste.
Au final, peu importe la nature des innovations narratives, leur intelligence ou leur pertinence, le récit emmène tout sur son passage. Une fois son réglage de lecture effectué, le lecteur s'embarque pour cette équipée sauvage et éprouve avec ses tripes cette absurdité existentielle, cette quête impérieuse d'un divertissement permettant de supporter l'existence, cette violence des rapports sociaux, ce carcan des règles diverses et variées, cette brutalité nécessaire pour garder le cap.
Paradoxalement, Druillet laisse le lecteur libre de lire à sa guise : de lire à toute berzingue jusqu'au choc final, ou de lire en prenant le temps de savourer ces visions lyriques, baroques et outrancières, de se perdre dans le luxe de détails de ces pleines pages, après avoir pris en pleine face la force de leur composition. Certains lecteurs pourront être rebutés par ces doubles pages, compositions mêlant bande dessinée et éléments figuratifs, éléments géométriques abstraits et conceptuels. Il s'agit de l'un des attraits de l'art de Druillet ; ces images démesurées, hors norme, dont l'échelle monumentale écrase les individus, et les symboles évoquent un inconscient collectif primal, des courants de force sous-jacents, un destin et une condition humaine inéluctables et inflexibles.
Peu importe l'intelligence de la déstructuration des conventions de la BD, peu importe la flamboyance des scènes, ou la pauvreté culturelle des personnages, le lecteur fait l'expérience de plusieurs des aspects les plus noirs de la condition humaine. Dans cette équipée fatale, il y a encore moins d'espoir que dans Thelma & Louise, une conscience plus aigüe que tout est vain. Après ça, il ne reste plus qu'à lire Salammbô du même Philippe Druillet pour une nouvelle dose qui procure un voyage de la même intensité.