Ce tome est le premier d'une série de 6 rééditant les premières histoires des Tortues Ninjas. Il comprend les épisodes 1 à 7, ainsi que le numéro spécial consacré à Raphael, initialement parus de 1984 à 1986, co-écrits, co-dessinés et co-encrés par Kevin Eastman & Peter Laird. Ces comics sont en noir & blanc.
Tout commence avec 4 tortues anthropoïdes acculées à un mur. Il y a Raphael armé de 2 sais, Michelangelo armé de 2 nunchakus, Donatello armé d'un bâton, et Leonardo armé de 2 katanas. Ils affrontent un gang de rue qu'ils mettent en déroute, puis disparaissent dans les égouts avant l'arrivée de la police. Ils rejoignent leur quartier général ou leur sensei évoque leurs origines, leur mutation provoquée par un produit radioactif contenu dans un conteneur tombé sur la voie publique.
Au fil de ces 7 épisodes (et du numéro consacré à Raphael), les quatre tortues ninjas sont confrontées aux ninjas du clan Foot, à des robots éliminateurs des rats, à des extraterrestres, à un robot dénommé Fugitoïd (pour Fugitive Androïd, le professeur Honeycutt), à l'armée. Ils vont perdre leur sensei, porté disparu pendant l'attaque des Mousers (les robots anti-vermine), et faire la connaissance d'April O'Neil, puis de Casey Jones.
Les Tortues Ninjas sont une marque mondialement connue, avec un nombre de produits dérivés incalculables, des séries de dessins animés, aux films, en passant par tout ce que l'on peut imaginer (des sous-vêtements, aux céréales). Mais au départ, elles ne mangeaient pas de pizza, ne portaient pas de bandanas de couleurs différentes, et n'avaient par leur initiale sur leur boucle de ceinture.
En découvrant ces épisodes pour la première fois (ou en s'y replongeant), le lecteur voit des personnages à l'apparence impressionnante, maniant des armes de combat, flanquer une rouste à des voyous à New York. Il a la surprise de voir apparaître un rat anthropomorphe qui raconte une histoire à dormir debout. Splinter aurait été doué de conscience (pour une raison jamais évoquée ou explicitée) alors qu'il était encore l'animal de compagnie d'Hamato Yoshi, et c'est ainsi qu'il aurait mémorisé les mouvements et les techniques auxquelles s'exerçait ce ninja. Puis il raconte une histoire de boîte contenant un produit radioactif, tombant sur la voie publique, alors qu'un adolescent pousse un vieillard hors de la trajectoire du camion. M'enfin ! C'est les origines de Daredevil ça ! Oui, Peter Laird & Kevin Eastman ne se sont pas cachés d'avoir écrit un comics parodiant les épisodes de Daredevil réalisés par Frank Miller. D'ailleurs le nom du clan de ninjas (The Foot) répond avec un sourire en coin à celui menant la vie dure à Daredevil (The Hand). Quelques pages sont composées sur le modèle perfectionné par Miller : une case verticale de la hauteur de la page, et les autres en drapeau, empilées les unes sur les autres.
Non seulement, les Tortues Ninjas doivent beaucoup au Daredevil de Miller, mais en plus leurs créateurs ont indiqué qu'ils rendaient également hommage au Ronin du même Frank Miller, aux New Mutants de Chris Claremont, et à Cerebus de Dave Sim. Le lecteur retrouve également des ninjas et des armes de pratiquants d'art martiaux (comme dans Ronin), une équipe d'adolescents (comme dans New Mutants), et des animaux anthropomorphes avec un sens de l'humour (comme dans Cerebus, toute proportion gardée). Enfin ils ont indiqué que n'étant pas très sûrs d'être capables de choisir des noms japonais réalistes pour leurs personnages, ils ont préféré piocher dans les artistes italiens de la renaissance (le nom de Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin, ayant un temps été envisagé).
Le lecteur plonge dans plus de 300 pages à la forte personnalité narrative. À de nombreuses reprises, Laird & Eastman ont expliqué que leur processus de création était collaboratif et qu'ils mettaient un point d'honneur à ce que l'un comme l'autre participent à chaque page à la fois au scénario et aux dessins. Ainsi chaque planche faisait la navette de l'un à l'autre, au point qu'il n'est pas possible de savoir qui a dessiné quoi. À première vue, le lecteur est frappé par l'emploi des trames mécanographiées. Chaque page, chaque case est habillée par des trames découpées en formes diverses. De ce fait, ce comics n'est pas en simple noir & blanc, ou même avec des zones de gris. Il est en noir & blanc avec des ombres et des textures réalisées à l'aide de trames noires ou grises, apposées sur les formes délimitées par les contours encrés, ou sur les fonds de case.
La qualité de la reprographie est élevée, et les trames sont bien reproduites sans effet de moirage. Le lecteur regarde des dessins avec une solide consistance du fait de la présence de ces trames. Du point de vue du dessin des personnages ou des décors, il peut voir l'influence de Richard Corben, dans l'approche de la représentation, pour des visages un peu grossiers, des plastiques un peu massives, ou encore des décors travaillés. Le travail des 2 artistes en devient un peu paradoxal en ce sens que le lecteur peut croire à la réalité des 4 tortues, leur visage simplifié, leurs émotions, la texture de leur peau ou encore celle de leur carapace. Mais à côté d'eux, les êtres humains (peu nombreux, entre les extraterrestres et les robots) semblent peu réalistes, peu crédibles (avec une anatomie parfois mal finie), et des visages grossièrement dessinés.
Par contre Eastman & Laird fournissent un travail conséquent pour donner de la substance à leurs arrière-plans et à leurs décors. Même sous les couches de trame, le lecteur peut apprécier le rendu usé et un peu sale des rues de New York. Il se retrouve à assister à des combats sur les toits de New York, comme si Daredevil pouvait surgir à tout moment. Il voit l'exigüité du repère souterrain des tortues ou de l'appartement de Casey Jones. Il détaille les ordinateurs haute technologie (de l'époque, à c’est-à-dire des années 1980) du concepteur des Mousers, ou la technologie de science-fiction des tricératops anthropomorphes. Il peut sentir les effluves et les remugles des eaux des égouts. Il peut ressentir la poussière de l'arène dans laquelle les Tortues Ninjas se retrouvent à combattre comme des gladiateurs.
Dans les notes de Kevin Eastman en fin de chaque épisode (pas toujours très éclairantes ou très élaborées), il revendique également l'influence de Jack Kirby, et plus particulièrement de sa série Kamandi. Les artistes reprennent en particulier le principe d'un dessin en double page, occupant les pages 2 & 3 de chaque épisode (sauf pour le numéro de Raphael), qui en met plein la vue au lecteur. Effectivement, ils ne s'économisent pas dans ces compositions : les 4 tortues bondissant vers le lecteur toutes armes en avant, Raphael se jetant sur Michelangelo dans le salon, la vue des cités spatiales interconnectées. Ces artistes ont donc le sens du spectacle.
Au fil des épisodes Eastman et Laird se lance des défis narratifs visuels dans lesquels ils se font plaisir. Il peut s'agit d'un combat contre une armée de Mousers dans les égouts, d'une incroyable course-poursuite entre un combi Volkswagen et des voitures de police dans l'épisode 3, du long affrontement physique entre Raphael et Casey Jones, de Raphael planqué sur un luminaire dans le bâtiment TCRI (Techno Cosmic Research Institue), d'un combat en plein ciel entre l'aéroglisseur des Tortues et des soldats, ou de ce combat dans l'arène.
Si les personnages humains semblent parfois un peu bâclés, il est indéniable que ces 8 épisode introduisent 4 héros sortant de l'ordinaire, à l'entrain communicatif, respirant la joie de vivre, sans soucis existentiels, avec une bonne humeur au combat. Kevin Eastman & Peter Laird mélangent sans complexe leurs différentes influences, entre ninjas pas très efficaces servant de chair à canon anonyme, sensei sans réelle personnalité, jeune femme agréable et accueillante (sans grande personnalité), justicier urbain peu crédible à la personnalité pas très équilibrée (Casey Jones qui part casser du voyous avec des battes de baseball et des clubs de golf), et extraterrestres plus ou moins belliqueux (avec quelques séquences influencées par Star Wars).
Page après page, le lecteur se laisse gagner par cet entrain, ces aventures débridées, une imagination effervescente, et l'investissement visible des auteurs dans leur création. Les personnages principaux sont originaux et sympathiques, les aventures sont rapides et pleines de péripéties. Certes, les scénaristes utilisent des artifices propres aux récits d'aventure, avec quelques coïncidences bien pratiques, et il apparaît de temps à autre un cliché éculé en termes de situation ou de danger. Finalement, le lecteur passe un moment agréable à lire ou à relire ces aventures rocambolesques, ces tribulations hautes en couleurs, 8 étoiles. En plus il a conscience d'assister à la naissance d'un phénomène de société qui se lit encore avec plaisir plus de 30 ans plus tard, ce qui vaut bien les dix étoiles.