Ça y est. La dernière pièce est posée. Mais le motif de ce puzzle psychologique ne se révèle pas entièrement. Il persiste comme un voile obscur et mouvant. Toutes les parties sont là pourtant, assemblées, rapportées d'excitants aller-retour dans l'hier et l'avant-hier, dans le réel ou l'inconscient de ses personnages névrosés. Peut-être mal ordonnées, mal interprétées tant le silence irradie encore. Je doute, je gamberge des réponses. Peut-être m'interdis-je intuitivement une explication trop sordide, trop terrifiante ? Qu'importe ! L'oeuvre a fait son effet. Je reste là, coi, avec cet écho obsédant dans la tête : que s'est-il passé ?
Qu'elle est la cause de ce mal-être incessant et oppressant chez John ? Pourquoi cette culpabilité muette, dévorante, et ces traumatismes enfouis qui alimentent trop de cauchemars récurrents ? Des blessures de l'âme déniées, puis soudainement exacerbées par les retrouvailles avec Naomi, son ancien amour d'enfance, elle aussi pas mal abimée. Rapidement, leur intimité renaît, intense, quasi fusionnelle. Un heureux hasard qui colore deux vies moroses, mais ravive forcément le passé. Exposition torturée d'un kaléidoscope psychanalytique collectif qui va se nourrir des destins individuels, des relations ambiguës de personnalités irrésolues que leurs aspérités marquées rendent singulières (sans en faire, non plus, des « prototypes »), d'autant plus vraies et attachantes. Cette affinité particulière et spontanée libère toute la puissance d'une chronique dense, funambule évoluant dangereusement sur la corde d'une mélancolie qui balance entre tendresse ou enfance souillée et prospecte, souvent en suggestions, mais parfois aux frontières de l'excès, un terrain fertile en émotions.
Le scénario est magnétique, cultivant un secret réticent et tordu qui tiendra en haleine tout au long de la lecture. La narration, voltigeuse, exhibe une construction multipliée, explosée en flashbacks et autres voyages subconscients transcendés par l'harmonie d'une voix off et de dialogues dont on louera l'écriture léchée. Maîtrise brillante d'une mise en scène quelque peu maniérée (dans le bon sens du terme) dont l'évidente influence cinématographique ravive de délicieux petits arrières goûts Lynchéens. Le dessin matérialise cette agréable sensation générale par une ligne tremblée, très hachurée qui retranscrit à merveille la fragilité et la complexité morales des personnages. Elle s'enrichit d'une mise en couleurs qui alterne les camaïeux sombres, parfois plus fades ou éclatants, et autres cases sporadiquement bigarrées, dans un choix de nuances qui encourage, la plupart du temps, un climat un peu artificiel : un flottement, un état second et une impression d'instabilité. Lequel de ces héros basculera ? Flippant !