Mémoire morte est, à mes yeux, l'œuvre la plus accessible de l'auteur. Les métaphores sont limpides et le scénario, malgré de savoureux et traditionnels accents d'absurdité, est d'une logique implacable. Dépeignant une cité fantasmatique infinie au décorum à mi-chemin entre Kafka et Orwell, il nous entraîne dans une alléchante parabole sociotechnologique. Assimilable à un immense réseau (les plans aériens nous dévoilent d'ailleurs un trompe-l'œil révélateur), la ville se comporte comme un système informationnel boulimique alimenté, bon gré, mal gré, par chacun de ses citoyens. Dépendants, incapables d'imaginer et privé de leur libre arbitre, ils se suffisent des déversements lénifiants du trop-plein de la « machine » pour régler facilement leurs problèmes existentiels ou plus prosaïques. Leur froide et sombre quiétude va vite être brisée par les apparitions arbitraires de murs qui, petit à petit, cloisonnent les rues et restreignent la liberté de mouvement jusqu'à l'immobilisme. Comme autant de symboles du dysfonctionnement de la communication, ces transformations urbaines s'accompagneront d'une épidémie d'amnésie chez la population et de la disparition progressive du langage. Paralysie physique, paralysie spirituelle. Firmin Houffe, le seul personnage qui affichera un semblant de volonté activiste (on pourrait même dire hacktiviste) dans une administration attentiste et fallacieuse, va incarner la dernière lueur d'espoir...
À l'ère contemporaine de l'électronique et de l'informatique où la célérité des ondes électromagnétiques dégomme les concepts d'espace et de temps, à l'heure des multimédias et d'un cyberespace dont les autoroutes de l'information nous abreuvent de leur flot incessant et immédiat, à l'orée du règne des télérencontres, de la télévente, du télétravail et bientôt du télétout, Marc Antoine Mathieu s'interroge et nous interpelle sur la dangerosité de cette interactivité devenue incontournable. Une amorce de réflexion talentueuse, quelque peu alarmiste, mais avant tout lucide : avant de fétichiser ce qui n'est encore qu'un outil et à l'aube d'une nouvelle réalité dont l'évolution reste conjecturale, il est urgent d'appréhender et d'apprivoiser le « monstre » avant qu'il nous dévore.
Sa vision réflexive évite le piège d'un abstrait trop rédhibitoire en se parant d'extravagance, d'onirisme et d'une beauté visuelle étourdissante (l'allégorie graphique finale est extraordinaire. Je vous invite à la découvrir). Plus je découvre le dessin de Marc Antoine Mathieu, plus je l'aime. Sa maîtrise de la lumière est exceptionnelle. Un clair-obscur qui sculpte littéralement les visages et surtout les architectures. Emprisonné dans un carcan d'horizontales et de verticales, étouffé par les foules ou pris de vertige devant la démesure de certains édifices, on éprouve entièrement toute l'oppression et l'angoisse que génèrent ses univers.
Une morale ? Bougez, rencontrez, parlez, écrivez, pensez !