Regard oblique. Vision biaisée d’un no man’s land au temps suspendu. Sensation indésirable de plénitude. L’auteur peste, témoin impuissant à retranscrire l’horreur du désastre. Pourtant dans ses doutes, son agacement à ne pouvoir exhiber que le voile de splendeur idyllique jeté sur les stigmates de la catastrophe, Emmanuel Lepage fait mal, très mal.
La beauté... La beauté ?
Omniprésente. Pernicieuse.
Dans ses représentations humaines.
Dans les rencontres avec les habitants. Dans le plaisir de petits instants festifs, tentatives de réconciliation avec la réalité. Dans la tristesse de leurs histoires troublantes. Dans la joie des enfants, des visages accueillants. Dans l’évocation de valeurs admirables, la mémoire de ces héros improvisés, instantanés, et de leurs sacrifices.
La beauté, encore…
Dans le défi, la provocation du monstre, comme un nouveau rite initiatique : « tu n’es pas un homme si tu n’es pas allé dans la zone ! »
Dans cette fatalité orgueilleuse, arrogante, souvent pour forcer l’optimisme, mais presque déplacée : « Allez, viens ! Viens avec moi goûter la radiation ! Juste cinq minutes ! Viens sentir la langue coller à ton palais ! Quitter Tchernobyl sans avoir goûté à la radioactivité, c'est un pêché ! »
Précieuse, fragile, forte, indomptable, présomptueuse, la marche de la vie doit reprendre ses droits.
Nécessairement, involontairement, inconsciemment, on se dupe comme on se rassure : « vas-y, fais le con tant que tu veux, de toute façon, tu vois, tu te relèves toujours ! ».
Premier message, menteur crédule.
La beauté partout…
Dans la grisaille, la poésie funèbre de Pripiat. Dans l’immobilisme, le silence pétrifiant d’une cité fantôme, dans le recueillement religieux provoqué par ses cimetières de véhicules, ses bâtiments vides de vie.
Dans la mélancolie d’objets survivants. Un meuble, un jouet abandonné charriant de bouleversants nœuds à la gorge. Dans une terre anéantie qui parade en explosions indécentes de couleurs.
La beauté horrible…
Dans les tableaux sublimes de paysages ressuscités hurlant que la planète " se fout " totalement de ce que l'on peut lui faire subir. Dans les panoramas bucoliques de la zone contaminée qui jettent à la face d’homo sapiens « je suis encore plus belle sans toi ! » ou dans les chiffres d’un compteur dosimètre lui signifiant qu’il n’est plus le bienvenu. Elle se remettra. À l’échelle de lunivers, le temps pour guérir des blessures infligées sera toujours insignifiant. La vie est miracle aux seuls yeux des hommes, à l’échelle de l’univers c’est une péripétie. Chaque outrage fait à la terre n’est qu’un outrage au genre humain. Nous sommes des locataires de passage, et, dans notre entêtement, nous laissons le bail expirer un peu plus chaque jour.
Voilà un second message : le constat effroyable et percutant de notre insignifiance.
Bien reçu monsieur Lepage !