Mémoire morte
7.4
Mémoire morte

BD franco-belge de Marc-Antoine Mathieu (2000)

Dans une ville-ordinateur, des murs apparaissent partout, coupant les rues, isolant des bâtiments, s’accompagnant d’une difficulté croissante d’élocution des humains qui cherchent leurs mots. Le langage, la communication, la circulation des informations est perturbée, empêchée par l’apparition de ces murs.

Côté métaphore informatique, les murs représentent les ruptures de circulation d’information sur des circuits imprimés (la « ville », en couverture, est réduite à une image de circuits imprimés d’où les mots s’évadent en s’égaillant comme un vol de passereaux.). Voir aussi les vignettes des planches 1 et 2. Il semble significatif que le héros moustachu et d’âge mûr (Firmin Houffe), qui narre l’histoire, entreprenne d’imposer à l’orthogonalité effrayante de ces circuits imprimés une structure circulaire ascensionnelle, appelant la rencontre, la confluence, et peut-être amorce dérisoire d’une tour de Babel inversée dans sa fonction (rétablir la communication par l’édification d’une œuvre commune, alors que la tour de Babel d’origine symbolisait la confusion des langues). La Bibliothèque de Babel de Borges est aussi présente ici et là, lorsque les mots se déstructurent et retournent à un chaos primordial d’où l’on peut, par accident, tirer des combinaisons de lettres faisant sens.

L’obsession de la communication perdue par les individus se signale par les publicités (page 19) qui prétendent mieux informer la foule que la foule elle-même : dématérialisez vos contacts humains, pauvres moutons ! Les grands monopoles de la com’ pensent pour vous, choisissent pour vous les informations pertinentes, et, au passage, vous imposent une boîte noire, que n’importe quelle NSA pourra lire à distance (page 15) !

L’étouffement que la cité-ordinateur exerce sur ses habitants se matérialise par une perfection noir et blanc des élans verticaux d’immeubles démesurés (pages 7 et 13), style gratte-ciel sévères de Chicago des années 1930, tout en raideurs anguleuses carrées ou rectangulaires, et enserrant de dérisoires ruelles où la foule, canalisée de force dans des chemins trop étroits pour elle, finira bien un jour – peut-être – par déborder. Voir à ce sujet le petit délire sur les mots « passion », « authenticité, « vrai », page 32, et celui sur les mots évoquant des structures collectives de dialogue, page 33.

Les murs finissent par couper toute communication au sein du système. La mémoire du langage articulé s’envole, et on érige aux mots un « Monument aux Mots » (page 37). Même les livres ont perdu leurs mots (pages 42 à 44).

Le broiement de l’humain est crûment représenté par les « rueuses » (pages 21 et 22), qui redessinent les rues à partir d’ordres venus d’en-haut – du Système, matérialisé par le ROM (Read Only Memory), ordinateur central contre lequel va lutter Firmin Houffe, comme Bowman avec Hal 9000 dans « 2001 L’Odyssée de l’Espace » (Pages 50 et suivantes). Héros, Firmin Houffe l’est parce qu’il ose déconnecter sa boîte noire (page 39), et se placer ainsi dans l’illégalité.

Kafkaïen, le récit l’est par l’atmosphère totalitaire qui règne : contrôle d’identité en pleine rue (pages 14 et 15), maniaquerie hyper-classificatrice de services d’archives foisonnants (pages 16 et 17), réponses dilatoires labyrinthiques de l’Administration aux sollicitations des usagers (pages 30 et 31).

Winsor McCay a pu influencer les décors urbains, de même que Chirico pour le sens des espaces vides (pages 40 et 41). On retiendra, pour la dynamique des murs, l’atmosphère inspirée du réseau de « La Fièvre d’Urbicande », de François Schuiten et Benoît Peeters.

Leçon bienvenue et inquiétante contre tout consentement à l’informatisation de la société, réseaux Internet et téléphone portable en tête (voir cette terrible scène, insignifiante en apparence, d’un homme hypnotisé par l’écran de son portable, qui ne voit même pas Firmin Houffe, page 48 ; scène que nous vivons pourtant bien, combien de fois par jour !). Mot d’ordre : ne jamais démissionner de la communication directe, ne jamais laisser les systèmes informatiques, Internet, vous bercer dans le confort de la solution à toutes vos demandes. Humanité affalée, avachie dans l’étroitesse de ses murs qui la canalisent, osez la liberté, brisez les murs, et les grands monopoles informatiques qui vous régissent ! (pages 52 et 53). Voyez cet homme qui n’ose plus briser les murs de la communication (page 60) !

Bel ouvrage de rébellion. Mais quand on voit le comportement de la génération née avec un téléphone portable dans les mains, on ne peut que penser que le combat est perdu d’avance.

Prochaine étape : faites-vous greffer des puces sous la peau. En attendant d’autres implantations plus crâniennes. Ça vous évitera de penser. C’est tellement fatigant !
khorsabad
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le 2 févr. 2014

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