Tout doit se jouer dans cet ultime épisode. Les personnages, qui ont maintenant bien évolué, doivent effectuer des choix de vie définitifs. Il se révèle que le choix majeur se situe entre la fuite dans l’Imaginaire et la tristesse du réel. Sauf que l’un et l’autre choix supposent de terribles contreparties. Le scénario, déjà à double fond (d’un côté, la littéralité de ce qui est dessiné (ex : des enfants dans la jungle d’une île tropicale), et, de l’autre côté, le drame psychologique et symbolique sous-jacent), se détourne délibérément de la happy end attendue (à savoir : Peter Pan tue Crochet en duel, et épouse l’une des trois minettes qui lui courent après, non sans avoir pourvu au placement des deux autres dans des conditions acceptables… fin classique et hollywoodienne, manquent plus que les chansons de Disney).
Eh bien, pas du tout. La cruauté gagne encore du terrain (déjà que…), et on ne peut se défaire de l’impression qu’en suivant son destin, chacun des protagonistes se trouve tronqué, amputé (parfois jusqu’à la folie ou à la mort), d’une partie essentielle de lui-même. Jetez vos mouchoirs roses, les noirs sont plus en situation.
Dans l’Imaginaire (pour l’essentiel : l’île tropicale qui commence à grouiller de monde, entre les créatures mythologiques (Pan, centaures, sirènes), les Indiens, les Enfants Perdus ramenés de Londres, les pirates, les trucs pas vraiment sympas qui rôdent dans l’Opikanoba, et le gardien-reptile qui bouffe tout avec ses cent cinquante canines), pas de place pour le monde adulte. La mignonne petite Rose, qui confirme ici sa vocation à materner les adorables gosses venus de Londres, connaît ici un destin déchirant qu’on ne devrait même pas montrer aux petits enfants. D’ailleurs, le petit protégé de Rose, Picou, en reste (définitivement…) traumatisé, hébété et gâteux. Coup double de l’horreur.
Pourquoi ? Parce que Rose se pose en rivale (réelle, en chair et en os) de la mère – publique idéale (une photo) destinée à se balader successivement entre les mains de tous, l’anima sur laquelle chaque enfant devra fantasmer pour éveiller en lui-même une image de Mère satisfaisante, qui comblera le vide du cœur de l’enfant abandonné qu’il est. La Mère sera Imaginaire ou ne sera pas. Seule la psyché est éternelle, et évite de vieillir, ainsi que Peter Pan se refuse obstinément à l’envisager. Clochette, particulièrement ignoble en cette circonstance, fait son boulot de fée, de gardienne de l’Imaginaire. Ce qui peut ajouter à l’indignation du lecteur, c’est qu’elle ne se fait même pas gronder après son forfait répugnant. Comme si la morale commune devait se plier à l’ordre des choses très spécial qui règne dans l’Imaginaire.
Sur l’île, les enfants se préparent à jouer à une guerre perpétuelle avec les pirates. La lutte eschatologique du Bien et du Mal version cour de récré. Et, là, nouveau coup de théâtre : bien loin de nous offrir le spectacle attendu de la lutte finale entre le jeune et beau héros et le vilain en chef, l’affrontement se fige dans l’immobilité des postures éternelles, mythiques : Peter Pan sera « à tout jamais » le «cauchemar de Crochet » (page 27) ; traduisons : l’affrontement bascule dans le temps immobile des légendes et des mythes, sans fin parce que figé dans l’Imaginaire. Destin accompli : Crochet va vivre l’enfer immobile et multiple de sa vie d’adulte raté et frustré de sa vengeance (aggravée par ses doutes sur sa paternité), tandis que Peter Pan lui offrira le spectacle, tout aussi éternel, d’une enfance choisie et réussie dans l’Imaginaire. Coupez, elle est bonne. Exit Crochet.
Destins encore : Picou, handicapé, sur le point d’être achevé par ses petits camarades (page 25) imprégnés du sadisme éradicateur naturel à l’enfance, est « sauvé » par son déplacement à Londres. Déplacé parce qu’il a besoin d’une vraie Maman de chair et d’os, pas imaginaire. Figé dans l’image de la Maman-Rose qu’il a perdue. Sauvé ? Tu parles ! Peter Pan n’est pas un champion de l’assistance publique…
Destins toujours : le choix final de Peter Pan : fuir Londres où le temps a prise sur lui « Je ne veux plus revenir ici. Sinon je sens que je vais grandir…et…finir comme eux, ça, Clochette, je ne le veux pas ! JAMAIS ! ». A son tour Peter Pan s’abîme dans l’éternité. Héros de l’enfance absolue, avec ses charmes et ses atrocités, Peter s’ampute des potentialités qu’a développées Crochet : se différencier en adulte, pour le meilleur, et plus probablement pour le pire.
On connaît enfin le coupable qui a donné à Loisel l’idée plus que bizarre d’introduire Jack l’Eventreur dans le mythe de Peter Pan : c’est Pierre Dubois. Jusqu’ici, ce personnage de petit fonctionnaire victorien qui se trouve comme par hasard sur le théâtre de multiples meurtres de prostituées londoniennes, sans aucunement se comporter en coupable, semblait complètement étranger au mythe de Peter Pan. On finit par savoir ce qu’il fait là dans une séquence finale (trop longue) où une putain de passage achève de dégoûter Peter Pan du monde des adultes. Jack ne se souvient pas qu’il a tué les prostituées. Il est atteint d’un dédoublement de la personnalité. Refusant le féminin – la putain – il recherche inconsciemment une Maman. Mais il refoule sa personnalité de tueur au point de l’oublier. Il finit à côté de Picou qui, lui, souffre de l’inverse : se souvenir un peu trop de son désir de Mère.
Ménage symbolique à trois : pour tous, la Mère absente. Pour Peter Pan, la Mère recréée et assumée dans l’imaginaire (intégration de l’Anima) ; pour Picou, un deuil perpétuel, jamais surmonté, de l’absence physique d’une mère (son jeune âge ne lui permet pas de mentaliser son traumatisme) ; pour Jack, la négation perpétuelle de l’aspect sombre de la Mère (la sexualité). Il est le symétrique, dans le monde réel, du Gardien qui tue une vraie Mère (Rose) dans le monde imaginaire où elle n’avait pas sa place.
On est loin des joyeux drilles papillonnants de Disney.