Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et érotique prenne place dans la Bible canonique. En fait, ce scepticisme provient de la confusion entre l'horreur sémitique de l'impureté (celle des femmes qui ont leurs règles, par exemple) et la condamnation de la sexualité comme plaisir coupable, qu'on ne trouve guère dans l'Ancien Testament, mais qui prend forme dans le Nouveau Testament, plus ou moins à la suite de l'influence paulinienne.
Concrètement, ce texte est très probablement un recueil de chants destinés à célébrer, dans les veillées nuptiales, le fiancé et la fiancée, le premier représenté comme un Roi, la seconde comme la Sulamite. Il s'agit souvent de duos, l'homme et la femme se répondant et s'exaltant comme dans les Idylles de Théocrite. Mais d'autres passages sont écrits pour être chantés par des choeurs.
On n'a pas manqué d'en tirer des interprétations symboliques, théologiques et ésotériques. On y découvrit le symbole de l'Amour de Iahvé pour son peuple, et de l'Amour du peuple pour son Dieu. A l'époque chrétienne, seuls certains mots changent: ce sont les noces du Christ et de son Eglise, "sponsus et sponsa", que l'on retrouvera aussi bien chez les grands mystiques amoureux des XVIIe et XVIIIe siècles (Sainte Thérèse d'Avila, Saint Jean de La Croix) que dans les étapes de l'Oeuvre alchimique. Cet ouvrage est une des origines du débat entre l'Amour Sacré et l'Amour Profane, problématique fort active à la Renaissance. Les textes gnostiques et manichéens, solidement assis sur des dichotomies sexuées, transposent légèrement le problème en parlant de l'Amour du fidèle et de "Sophia", la Sagesse Divine.
La liturgie chrétienne accueillit les plus beaux passages pour les appliquer aux fêtes de la Vierge ou des vierges.
L'expression est empreinte à la fois d'une passion amoureuse intense et contrôlée, et des sentiments les plus délicats donnant lieu à de plaisantes métaphores dont les termes sont souvent tirées de la nature proche-orientale. La complaisance avec laquelle le corps de l'Aimée est décrit évoque sans peine le genre poétique des "Blasons du Corps Féminin" tels qu'ils se pratiquaient volontiers à la Renaissance. La grâce, la tendresse, la passion réelle qui émerge de cet érotisme malgré tout bien codifié, font de ce livre poétique un des sommets enchanteurs de l'expression du sentiment amoureux.