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La scénariste Nine Antico et le dessinateur Grégoire Carlé donnent corps à un chassé-croisé mémorable, placé sous le sceau de la boxe, de l’indigence et des femmes. Leur roman graphique est à la fois biographique (Jack Arthur Johnson, Arthur Cravan) et sociopolitique (le racisme, la guerre, les mobilisations, Trotski).
D’un côté, un boxeur noir américain à la Jim Corbett, rivalisant avec les meilleurs poids lourds caucasiens, et abhorré des Blancs pour cette raison. De l’autre, un poète français dandy, neveu putatif d’Oscar Wilde, propulsé champion des rings catégorie mi-lourds, sans même combattre.
L’histoire de Jack Arthur Johnson nous est contée à partir de 1899. Les lois Jim Crow font déjà leur œuvre. La ségrégation raciale a cours dans les logements, les transports, les bibliothèques, les restaurants et même les cimetières ou les hôpitaux. Tandis qu’il allonge les champions blancs sans forcer son talent, un public inamical scande à son attention une suite ininterrompue de « Bamboula », « Banania », « esclave » ou « racaille ». Après avoir glané le titre mondial face à Jim Jeffries, il connaît une rapide descente aux enfers : son amour des bolides et des femmes blanches lui vaut l’inimitié de la police et des Américains anglo-saxons. Le racisme se greffe à lui comme une seconde peau : on l’empêche d’abord de lutter dans la catégorie poids lourds, on lui propose ensuite des cachets dérisoires, on met ses succès sur le compte d’un « crâne plus dur » ou d’une moindre sensibilité à la douleur, etc. Dans une Amérique en proie au démon ségrégationniste, le seul triomphe d’un boxeur noir entraîne des émeutes à travers le pays, lesquelles se soldent par pas moins de vingt-six morts. Et tandis qu’une diffusion du film de sa victoire dans les théâtres le nantirait d’une fortune considérable, Jack Arthur Johnson doit se contenter de modestes représentations dans des spectacles de vaudeville… pour éviter de créer de nouvelles polémiques mortifères.
Le portrait qu’Antico et Carlé réservent à Jack Johnson n’a rien d’hagiographique : le boxeur est avant tout le révélateur d’une époque. Sa soif de liberté peut certes se concevoir comme une source d’inspiration émancipatrice, mais aussi comme quelque chose qui le consume peu à peu : la vitesse au volant occasionne les contraventions (souvent par excès, parfois par manque), les femmes la controverse et même le suicide de l’une d’entre elle. L’autre Arthur, Cravan, entend lui aussi revendiquer sa liberté. Pendant que Johnson fuit l’Amérique et ses prisons – pour des accusations absurdes de proxénétisme –, le poète français prédadaïste et provocateur cherche à s’exiler hors d’une Europe où la guerre rime avec les mobilisations forcées. Dans les deux cas, au-delà des histoires (adultères) de femmes, c’est l’argent qui fait défaut. À Barcelone va alors être organisé un combat truqué, happening quasi surréaliste, au terme duquel Johnson met Cravan KO. Voilà les deux hommes remplumés à la faveur d’un arrangement pour le moins douteux.
Ce roman graphique est tout à la fois : ambitieux, biographique, politique (Mann Act, lois Jim Crow, Trotski, le Mexique corrompu comme refuge), artistique (le prédadaïsme de Cravan, sa « funeste pluralité »), inventif (un singe savant pour narrateur, les correspondances rapportées) et visuellement singulier (noir et blanc, combats très picturaux, pointillisme, etc.). Il mêle deux destins, la petite et la grande histoire, mais aussi une variété d’émotions et d’états allant du dénuement à la gloire, de l’affranchissement à l’enfermement, de la provocation à la peur. Il serait dommage de bouder cette richesse.
Article publié sur Le Mag du Ciné.
Créée
le 23 sept. 2019
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