Ce tome contient les épisodes 14 à 22 de la deuxième saison, parus en 1998/1999. Il fait suite à Counting to none (épisodes 5 à 13).
Le colonel Friday et Sir Miles Delacourt (il a oublié son pantalon, mais il a mis ses fixe-chaussette) se rencontrent dans un cimetière sur le plan psychique pour effectuer un point d'avancement. King Mob et Ragged Robin s'envoient en l'air à la Nouvelle Orléans. Boy, Jack Frost et Lord Fanny s'éclatent dans un night-club. Takashi Satoh a découvert où Ragged Robin a laissé son équipement de voyage dans le temps et l'a récupéré pour l'analyser pour le compte de Mason Lang. Un étranger arrive dans une base militaire du Nouveau Mexique pour entendre le rapport du colonel Friday et de Mister Quimper.
Étonnement, pour le lecteur qui s'est fortement investi dans les tomes précédents, celui-ci se lit avec une facilité (relative) déconcertante. Grant Morrison continue d'insérer des références à la culture populaire telle que Prodigy jusqu'à Linda Lovelace (actrice de l'âge d'or des films pornographiques, voir Inside Deep Throat), en passant par Philadelphia Experiment. Outre les habituelles références à Philip K. Dick et les clins d'oeil à Jerry Cornelius, Grant Morrison cite Guy Debord (La société du spectacle) ce qui donne une idée au lecteur de la nouvelle orientation des développements de la série.
Dans les tomes précédents, Grant Morrison avait présenté une forme de théorie du complot très complexe, avec un nombre impressionnant de niveaux se répondant les uns aux autres dans une structure imbriquée pleine de noeuds et de branches, reliant les événements entre eux par une multitude de liens mettant en évidence des interactions qui ne peuvent pas se réduire à un unique causalité. En particulier, il fallait une attention soutenue pour déterminer les allégeances des représentants des factions auxquelles s'opposent les Invisibles (Archon, Miles Delacourt, l'Église du Dehors, Mister Quimper, Colonel Friday), ou des entités aux objectifs incertains (Barbelith, les 3 Arlequins, John-a-Dreams, etc.), et même les alliés (Jim Crow, Jolly Roger, Mason Lang). Le lecteur devait donc garder à l'esprit l'identité de chacun, et réviser ses connaissances au fur et à mesure de leurs déclarations (certaines pouvant être contradictoires, ou invalider rétroactivement l'interprétation de leurs actions initiales). Cette complexité générée par des points de vue entrecroisés est le thème principal de la série : la réalité est plurielle et trompeuse. Aucun individu n'est capable de la percevoir dans son entièreté. Les Invisibles sont à la recherche de la vérité derrière les apparences et ils sont confrontés à des vérités relatives, à l'instar du lecteur.
Ici la multiplication de liens et des embranchements narratifs est contrôlée et plus réduite, et Grant Morrison s'emploie plus à développer des concepts (oui, ça peut faire peur également). Alors que les Invisibles continuent à mettre à jour les conspirations et déjouer les manifestations de l'Église du Dehors, King Mob commence à douter de la nature de la réalité de ses actions, et même de la pertinence de son point de vue. Il faut dire que les liens de cause à effet dans la succession des événements commencent à perdre de leur cohérence du fait des voyages d'une époque à l'autre de quelques personnages. Et puis il s'avère que Ragged Robin n'a pas fait que voyager dans le temps, elle semble aussi capable d'influer sur la nature du récit. Morrison intègre donc un thème qui lui est cher : un commentaire sur l'acte de création d'une histoire. Enfin il est à nouveau question du destin de Dane McGowan qui pourrait se révéler être un bouddha.
Les épisodes sont dessinés par Chris Weston (sauf l'épisode 18 dessiné par Ivan Reis) et encrés par John Stokes (épisodes 14), Ray Krissing épisodes (15 à 17, et 19 à 22), et Mark Pennington (épisode 18). Weston dessine ses planches dans le style de Phil Jimenez, il n'y a donc pas de solution de continuité avec le tome précédent. Il apporte le même soin à chaque détail, à commencer pour les décors. Sans être ostentatoires, les particularités typiques de la Nouvelle Orléans sont intégrées dans les illustrations et le lecteur a l'impression de bénéficier d'une petite séquence touristique en même temps. Weston a vraiment le don pour évoquer fidèlement les lieux visités par les Invisibles ; il y a en particulier une séquence dans une église de toute beauté.
Weston reprend fidèlement les apparences des personnages telles que définies par Jimenez. Il apporte également un grand soin aux tenues vestimentaires. Sir Miles est vraiment magnifique avec ses fixe-chaussette. Morrison continue également de jouer sur les leitmotivs visuels et Weston s'avère très habile dans ce registre. La réapparition du motif de l'origami ne pose pas de difficulté particulière pour reprendre cette image dans quelques cases ; cette récurrence est aisément discernable par le lecteur. Par contre, le scénario exige que le motif du masque de Quimper soit inséré dans quelques décors, mais aussi que les personnages arborent la même expression. Weston se débrouille pour que les traits de Quimper s'intègre au visage de Dane McGowan en lui donnant une expression juste un peu forcée. De fait l'oeil du lecteur passe rapidement une première fois sur ce visage en se disant que le dessin est un peu moins réussi, pour y revenir une ou deux pages après en faisant la connexion avec le rappel du motif du masque de Quimper sur un élément de décor. Ce dispositif visuel maîtrisé par Weston renforce le concept de connectivité du récit, évoquant à nouveau la théorie des graphes.
Dans ce tome, Grant Morrison s'éloigne des thématiques ésotériques et des concepts philosophiques, pour introduire l'acte de création artistique comme outil pour façonner la réalité. Derrière les aventures spectaculaires des Invisibles, il structure son récit autour de la nécessité vitale de l'existence d'individus refusant le consensus, la pensée unique imposée par un système intangible, indicible et diffus (dans le récit il s'agit des préceptes de l'Église du Dehors, dans la réalité la référence à Guy Debord pointe vers un autre coupable). Le point de rencontre entre les Archons et "La société du spectacle" semble être l'importance donné par un personnage à la création cinématographique. Morrison expose son point de vue : dans la mesure où la réalité ne peut pas être pleinement perçue par l'individu, le simple fait de la dire (de verbaliser sa perception) a pour effet de remodeler la réalité. Les illustrations continuent d'ancrer ces péripéties fantastiques dans une réalité palpable et solide. Au global, la lecture reste très divertissante car ces questionnements existentiels conservent la forme d'un récit d'espionnage où des individus attachants luttent contre une conspiration d'une ampleur insondable. L'exploration des Invisibles s'achève dans The Invisible Kingdom (épisodes 1 à 12, soit l'intégralité de la troisième et dernière saison).