Kraken
6.6
Kraken

BD (divers) de Emiliano Pagani et Bruno Cannucciari (2018)

Le manque de(s) profondeur(s)

Le mythe du Kraken a déjà donné lieu à diverses adaptations BDs intéressantes, la plus marquante restant sans doute celle de Bernet et Segura qui confrontait le monstre lovecraftien à la noirceur urbaine contemporaine. L'excellente idée de Pagani est de faire du Kraken une puissante métaphore du trouble, voire de la monstruosité qui se niche dans l'inconscient de chacun - que nous soyons des citadins victimes de la superficialité du succès, comme le "héros" défait de cette histoire, ou des pêcheurs s'accrochant aveuglement à des traditions exsangues comme la plupart des protagonistes de "Kraken". A partir de là, Pagani nous offre un voyage infernal dans les affres de la culpabilité, de la haine de soi et du rejet aveugle de l'Autre, qui ne peut que se terminer horriblement dans une révélation - assez improbable quand même - qui sonne le glas de toutes nos illusions : il n'y a rien d'autre dans notre monde "moderne" que la folie que nous nourrissons en nous.


Un très beau et très ambitieux programme donc pour cette BD qui a d'ailleurs été primée en Italie, son pays d'origine. C'est malheureusement dans son exécution que le bât blesse... Car Pagani échoue largement à construire des personnages qui ne soient pas de simples esquisses, voire de pures caricatures de leurs tourments psychologiques, et surtout à construire un récit qui nous entraîne littéralement vers le gouffre : "Kraken" s'avère une succession un peu stérile et répétitive de scènes sonnant faux, trop démonstratives, parfois même franchement grotesques. Les noms des personnages et des lieux sonnant "français" (est-ce la traduction ?), le lecteur d'ici aura beaucoup de mal à imaginer "Kraken" dans le décor de la Bretagne contemporaine, le manque de réalisme de ce contexte minant la crédibilité de la charge contre notre soi-disant inhumanité.


Au dessin, Cannucciari nous offre quelques pages lyriques saisissantes, grâce à un usage habile d'un gris vert monochromatique traduisant bien le désespoir glauque du récit. Néanmoins, son style louche trop vers celui d'un Will Eisner, sans jamais en atteindre la finesse, pour que la comparaison avec le travail du grand maître américain ne joue finalement contre lui.


"Kraken" est donc une tentative ambitieuse de grand roman graphique, que l'on ne peut qu'admirer, mais qui échoue finalement à délivrer ses promesses, à cause d'un paradoxal "manque de profondeur", qui empêche qu'un Kraken puisse vraiment s'y loger...


[Critique écrite en 2018]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2018/12/15/le-mythe-du-kraken-revu-par-emiliano-pagani-et-bruno-cannucciari/

EricDebarnot
6
Écrit par

Créée

le 30 nov. 2018

Critique lue 182 fois

6 j'aime

1 commentaire

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 182 fois

6
1

D'autres avis sur Kraken

Kraken
Kab
7

Critique de Kraken par Kab

Ouh c'est noir, ca. Un jeune garçon croit que le Kraken est responsable des malheurs de son village et avec sa mère ils embarquent un ancien journaliste dans l'histoire. Le gamin car il croit que le...

Par

le 23 sept. 2018

3 j'aime

Kraken
jerome60
7

Critique de Kraken par jerome60

Le village de pêcheurs se meurt. Les naufrages se multiplient, les enfants sont retrouvés noyés, le poisson a disparu, la conserverie tourne au ralenti. Pour les habitants, le Kraken est la source de...

le 19 sept. 2018

2 j'aime

Kraken
Kabuto
6

Critique de Kraken par Kabuto

Une histoire un peu inquiétante dans un village de pêcheurs en proie aux superstitions. Voilà ce que nous propose Kraken. Rien à dire sur les dessins qui sont absolument superbes mais j’ai trouvé la...

le 25 déc. 2018

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

205 j'aime

152

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

191 j'aime

115

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

190 j'aime

25