Ce tome fait suite à Marshal Bass T04: Yuma (2019) qu’il faut avoir lu avant, ainsi que le tome trois. Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Nikola Vitković pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.
Washington D.C., octobre 1876. Le soir, Robert Little, afro-américain et membre du congrès, rentre chez lui. Un fiacre le dépose à sa porte et en descendant, il indique à ceux restés dans le véhicule que, maintenant que Powell est hors-jeu, ils vont pouvoir profiter de toutes les ruses qu’il a mises au point, ils vont devenir riches. Il pousse sa porte d’entrée et interpelle Pompey, voulant savoir pourquoi la porte n’était pas verrouillée. Il découvre son serviteur mort, étendu dans le salon. Il s’agenouille pour tâter le corps et se rend compte que quelqu’un se tient derrière lui. D’une main gantée, son agresseur l’envoie valdinguer en arrière. Little se met à défendre sa vie en indiquant qu’il a de l’argent. L’autre, le visage dans l’ombre du rebord de son chapeau de confédéré, lui indique qu’il a un message pour lui : Little a échoué au test. Il le strangule jusqu’à ce que mort s’en suive. Une fois sa sinistre besogne effectuée, il sort et s’en va, les réverbères éclairant une petite partie de son visage horriblement défiguré.
À Philadelphie, deux jours plus tard, le site de l’exposition universelle ne désemplit pas de visiteurs venus voir les différents pavillons, ainsi que le bras droit de la future statue de la Liberté, tenant la torche. River Bass descend une bière avec le colonel Terence B. Helena. Le premier se montre assez négatif, appréciant le fait que la statue de la Liberté soit quasiment enterrée, rabaissant le nombre de visiteurs au fait qu’il a déjà vu certaines pendaisons déplacer autant de foule, et ne voyant intérêt au téléphone de M. Bell, car personne ne voudrait parler aux gens dont il s’est éloigné. Le colonel en profite pour lui demander des nouvelle de sa famille et lui fait observer à ce propos que cela doit faire une bonne année que Bass n’est pas rentré chez lui. Helena change de sujet et propose d’offrir une banane à Baas, mais en y allant ce dernier est heurté par un bourgeois qui se met à l’invectiver en lui disant qu’il aurait dû regarder où il allait. Le colonel met fin à l’incartade, mais le temps a passé et il doit quitter son marshal. Ce dernier va s’acheter lui-même une banane. En enfournant un mouchoir dans sa poche, il y sent un papier. Il l’en sort et va interpeller un monsieur d’une cinquantaine d’années qui commence à crier à l’agression. Deux policiers, Culpepper et Coltrayne, interviennent, rouent Bass de coups et l’embarque au poste.
Après le séjour en prison du tome précédent, le lecteur présupposait que les auteurs allaient revenir au statu quo de la série : River Bass travaille dans sa petite ferme en s’échinant à cultiver un sol ingrat, en attendant qu’une nouvelle mission lui tombe dessus, par hasard, ou par un concours de coïncidences romanesques, éventuellement par une demande du colonel Terrence B. Helena. La scène d’ouverture le prend par surprise, avec une suite directe du tome précédent : une conséquence incidente de la mort de Thomas Powell, le sort du membre du congrès Robert Little. Ça continue avec la scène suivante : le colonel demande au marshal pour quelle raison il n’est pas retourné voir sa famille. Le lecteur comprend que, le succès aidant, les auteurs ont pu envisager le développement de leur série sur un terme de plusieurs albums, et ainsi continuer à brosser en creux le portrait de leur personnage principal. Comme à l’accoutumée, celui-ci se fait tabasser à plusieurs reprises, d’abord par deux policiers bien racistes, Coltrayne & Culpepper (ces noms apparaissant comme un clin d’œil au diptyque Colt et Pepper des mêmes auteurs), puis par l’assassin surnommé Ange. Il se heurte au racisme ordinaire des États-Unis de cette époque : la mise en pratique du treizième amendement à la Constitution des États-Unis (18/12/1865) n’ayant pas eu un effet magique, et les comportements n’évoluant que lentement. Il porte le poids de sa culpabilité, à la fois pour avoir abattu froidement le dénommé Personne, à la fois pour ne pas avoir le courage d’affronter sa famille. Le lecteur ressent les effets de ces états de fait sur le comportement de River Bass, comment celui-ci se conduit en réaction à eux.
Un assassinat et une chasse à l’homme dans une forme de course-poursuite : une dynamique imparable pour le récit. L’intrigue s’avère beaucoup plus riche que cela : un soupçon de théorie du complot avec les profits attendus en utilisant les combines du défunt Thomas Powell, une motivation originale pour l’assassin, la famille Defoe qui continue à nuire à River Bass, et peut-être un frémissement d’interrogation concernant les motivations du colonel Terrence B. Helena. Après une aventure en prison, voici une aventure urbaine pour le personnage principal, une forme de dévoiement du genre Western. D’un autre côté, le lecteur retrouve bien quelques conventions du genre : des chevaux qui tirent des carrioles, des individus armés de revolvers et qui n’hésitent pas à s’en servir, un train qui traverse de magnifiques paysages naturels, une diligence, et une courte chevauchée mais sur un âne. Dans la troisième page, le lecteur voit la silhouette du tueur, avec sa gabardine et son chapeau de sudiste. S’il est familier des comics, il effectue immédiatement le rapprochement avec Jonah Hex, personnage créé en 1972, par John Albano & Tony DeZuniga, qui est lui aussi défiguré, et tout autant aimable. Au fil du récit, le lecteur perçoit des éléments historiques comme les vétérans de la guerre de Sécession, la mise en œuvre poussive de l’abolition de l’esclavage qui n’a pas balayé le racisme.
Comme dans les tomes précédents, l’artiste participe à cette immersion dans une autre époque, d’autres lieux. Igor Kordey ne ménage pas sa peine pour donner à voir chaque lieu : la rue de Washington D.C. avec le Capitol en fond de perspective, les pavillons de l’exposition universelle, les locaux du poste de police, le débit de boisson mal famé Blue Anchor (Bass se faisant la remarque après avoir vomi que la bière a meilleur goût en sortant qu’en entrant), la cale d’un bateau amarré sur le fleuve Delaware, une demeure de grand bourgeois, et le wagon à bestiaux dans lequel Bass est obligé de voyager pour rentrer chez lui dans l’Arizona. Maintenant bien habitué, voire bien accro, le lecteur attend avec impatience le dessin en double page, en se demandant quel en sera le sujet. L’artiste l’a gâté : pages 6 & 7, une vue en légère surélévation de l’Exposition universelle avec plus d’une centaine de badauds, des stands et des pavillons au premier plan avec leurs clients (dont celui consacré au french cancan), d’autres bâtiments et des ballons ascensionnels en arrière-plan, sans oublier le bras droit de la statue de la Liberté tenant la torche. Bien évidemment, le lecteur aura l’occasion de revoir cette portion de la célèbre statue, à l’occasion d’un duel qui se termine sur la balustrade effectuant le pourtour de la flamme.
Tout du long de ces pages, le lecteur apprécie autant le sens de la mise en scène de l’artiste que le travail de mise en couleurs, celles-ci étant toujours aussi denses. Outre la qualité de lieux à représenter en respectant la véracité historique, l’artiste raconte des séquences délicates, avec une justesse qui les rend uniques et réalistes. Le lecteur se sent aussi paniqué que Robert Little, ne parvenant pas à distinguer l’agresseur complètement, mais ressentant sa force violente. Il ressent avec acuité la frustration et la colère de River Bass qui va grandissante, alors qu’il se prend de plein fouet le racisme affiché du grand bourgeois, puis celui plus systémique et pernicieux des deux policiers qui ne brillent pas par leur intelligence, une direction d’acteurs impeccable. Il découvre avec la même stupeur mêlée d’horreur les individus dans la cale du navire où Ange a emmené Bass. Il accepte bien volontiers l’art consommé avec lequel Bass se délivre de ses entraves sous l’eau, souriant à sa remarque sur l’origine de son prénom River. Il a le souffle coupé lorsque le trolley se couche sur le côté à la suite de l’emballement d’un cheval. Il se retrouve tout autant aux abois que le marshal lors du combat nocturne dans le parc de l’Exposition universelle. Il éprouve la nostalgie mêlée d’une culpabilité insupportable lors du très long (et aussi humiliant) trajet de retour avec l’Arizona.
À ce stade de la série, le lecteur sait qu’il n’acceptera pas moins qu’un tome de plus au moins aussi excellent que les précédents… Et c’est le cas. La narration visuelle donne l’impression d’aller de soi : il suffit toutefois que le lecteur prenne un peu plus de temps sur une page pour mesurer sa richesse, son élégance et sa justesse, qu’il s’agisse de la reconstitution historique, du comportement parlant des personnages, ou des plans de prise de vue. Le scénariste se montre aussi noir que dans les tomes précédents, avec une vision peu optimiste de la nature humaine. Il dispose de l’assurance nécessaire pour étoffer la vie personnelle de son personnage principal et il évoque des thèmes historiques classiques comme l’abolition de l’esclavage, et moins attendus comme le sort des vétérans de guerre estropiés ou handicapés.