Tour à tour, pareil à une jeune fille en proie à ses caprices amoureux, j'aurais été boudeur, intrigué, émoustillé puis dévasté par les charmantes intentions d'un bellâtre éditorial nommé Hiroaki Samura. Boudeur d'abord car de l'Habitant de l'Infini, je n'en attendais qu'une histoire de samouraïs comme j'en avais déjà lu cent si ce n'est mille, intrigué ensuite, je l'étais d'abord par le dessin, puis interloqué par la direction que commença à prendre l'œuvre. J'y ai pris goût à l'Habitant de l'Infini, d'abord lentement, puis tout d'un coup. Émoustillé je l'ai été avant de finir passionné jusqu'à la déraison. Captif de l'instant présent qui durait maintenant depuis un certain temps - infini oblige - j'ai cru que le bonheur, ce bonheur, trop diabolique pour être de ce monde, ne s'arrêterait jamais. Je prenais le titre au mot ; l'Habitant de l'Infini, c'était moi, c'était le lecteur, c'était le veinard qui ouvrait un jour le premier volume et qui enchaînait les autres à finir sans cesse plus avide, plus fébrile, plus extatique.
Mais les histoires d'amour, des plus pures aux plus torrides, s'achèvent par les larmes ou le ronron routinier. On a toujours des palpitations à se les remémorer, mais ces doux souvenirs précèdent les regrets et l'amertume de savoir qu'une si belle idylle se soit prolongée jusqu'à ce que la passion ne vire à l'agacement. Samura, comment as-tu pu ?


Abordons l'Infini par le début, ça vaudra mieux. Ses apparats, la première impression, le premier regard. L'adonis n'avait pas une belle gueule pourtant. Atypique et c'était peu dire. Il y avait là pourtant de quoi séduire et ravir. À l'esthétisme pure comme panacée universelle privilégiée par le plus grand nombre, je préférais l'anomal et la déviance qui se dégageaient ici de ses traits. Le charme n'est pas une affaire de canons de beauté même si le bougre était magnifique ; depuis Dorohedoro, les claques graphiques de cette envergure avaient cruellement manqué et firent ici battre mon petit cœur de pierre pourtant difficile à mouvoir et plus encore à émouvoir.
Le dessin est ici tout simplement hors-norme. De dire de l'Habitant de l'Infini qu'il est comparable à la norme même pour en établir le contraste constitue en soi une offense adressée à une des œuvres des plus exceptionnelles qui soient, autant par fond que la forme. Et quelles formes enjôleuses, on en saliverait presque à condition d'avoir du goût pour ce qu'il y a de meilleur.
Les traits légers, même feints et effacés, presque pareils à des croquis inachevés néanmoins élaborés, suggèrent une sensation de décalage au lecteur. On est ébranlé avant même de recevoir les premiers coups. Une sauvagerie s'orchestre ici sous des traits acerbes et vifs bien qu'évasifs et quelque part allégés. Qu'un crayonné ait pu aboutir à un rendu aussi brutal et léger dépasse mon entendement ; je n'aurais jamais pu seulement conscientiser un contraste de cet ordre là Hiroaki Samura le dévoilait, impudique, de la pointe de son bête crayon.
Sur le strict plan graphique, l'Habitant de l'Infini est un boléro qui se danse dans les rouages d'une broyeuse ; la subtile et improbable alliance de la grâce et de la barbarie. Tout y est à la fois si contre-nature et délectable.
Et cela, Samura l'aura dessiné avec sa bite et son couteau, ou plutôt son crayon. Quand ses confrères - en réalité ses subalternes pour la plupart sur le plan de la technique et de l'écriture - usent et abusent de l'encre et des trames graphiques, lui n'aura parcouru ses planches que du bout d'un crayon de papier et de rien d'autre. Comme quoi, il y a ceux qui négligent outrageusement les fondamentaux et ceux qui les magnifient.


Toutefois, en dépit de ses attributs séduisants, le premier contact aura manqué de saloper la première impression ; celle qui importe pourtant le plus. C'est un défaut courant chez les mangakas qui se lancent pour la première fois dans une publication de long terme : l'entrée en matière est souvent abominablement mal restituée. La narration initiale y est chaotique. Les personnages ainsi que leurs objectifs sont sans doute clairs dans la tête d'un auteur qui s'imagine qu'ils le seront tout autant pour des lecteurs qui, eux, abordent pourtant l'œuvre d'un point de vue foncièrement étranger. Le premier chapitre n'est compréhensible que dans ses pré-supposés les plus élémentaires au milieu d'un rendu bordélique et saccadé sur le plan narratif. Ça se corrige aussitôt le second chapitre publié, mais ça marque ; et pas comme on aime.


On n'aura jamais autant tué qu'en période de paix. L'intrigue, rattachée partiellement au roman historique japonais, se situe dans le cadre global de l'ère Edo, période retenue par les historiens comme une parenthèse paisible au regard de l'absence de conflits armés sur son territoire. Je pouffe rien que d'écrire ça alors qu'un nouvel océan aurait pu être occasionné par les seuls torrents d'hémoglobine qu'auront fait trisser les protagonistes sans modération aucune.
Bien qu'il soit question de factions ayant réellement existé (Les Ittô-ryû), l'Habitant de l'Infini ne cherche en aucun cas à élucubrer sur un quelconque contenu historique ; tout ici n'est que fiction, tout ici n'est que délectation.


C'est de ce ton sombre, glauque et cependant éthéré que l'on se délectera à l'envie. Il y a ici un air de cruauté lancinante trempé dans une simple affaire de vengeance dont les ramifications seront autant de métastases dont le parcours sera tracé par les multiples personnages. Gore, ça l'est, ça l'assume ; l'Habitant de l'Infini est plus brutal que la violence même mais sans jamais se complaire dans une posture fanfaronne à vouloir faire étalage de sangs et de tripes pour cette finalité seule. Un sociopathe averti - dont je suis - sait reconnaître à l'œil nu le travail d'orfèvre, bien plus méticuleux qu'on ne le croit, d'un aficionado du gore. C'en est et ça en déborde. C'est cru et sans réserve, mais sans gratuité non plus. Le perturbant ne tient pas aux tsunamis d'hémoglobines qui s'abattent le long des pages de chaque chapitre, c'est ici furieusement bien travaillé. Le tout est profusément sale et disgracieux sans chercher à rebuter ; pour un peu, l'auteur chercherait presque à partager ces instants sordides avec les meilleures intentions du monde. Seront fascinés ceux pour qui le sanglant est une affaire sérieuse et savoureuse, quant aux autres... quels autres ? On ne vient pas à l'Habitant de l'Infini par hasard.
Samura a l'art - et c'est peu dire - de fomenter la fascination pour le morbide chez qui en a les dispositions innées.
Le dessin rend admirablement justice à la mise en scène. Cette dernière, ainsi que le contexte, serviront gracieusement le tout, avec plus d'allant encore lorsque Shira aura son mot à dire. L'homme a le verbe haut et la lame taquine. Il ne s'exprime pas, il mutile instinctivement. C'est pour ça qu'on l'aime. «On» n'incluant bien sûr pas ceux qu'il charcutera gaiement.


Se dire que la racine de toute l'intrigue tient au fait qu'un poseur de samouraï a un jour dit au grand-père d'Anotsu que son style «manquait de classe» nous amène spontanément à relativiser le stylisme en toute chose. Voilà un sens de l'esthétisme qui aura coûté cher en vies humaines. L'Habitant de L'Infini est quelque part la réponse jetée à cette vieille caste de samouraï jurant alors leur Bushidô par la forme plutôt que par le fond. Sans grâce, sans volupté et sans honneur, les combats qui s'y dérouleront ici produiront parmi les meilleures confrontations mangas dont j'eus le plaisir de savourer du regard. Il n'y a pas de galanterie dans les fourreaux, juste des lames glaciales et émoussées qui feront résonner le fer d'ici à ce qu'on les confonde avec la mélodie du glas. Des combats de chiffonnier sans gloire ni artifices, qui s'emploient à embellir la laideur délectable de massacres à l'arme blanche. Il est loin le Bushidô ; qu'il y reste, le spectacle ne sera alors jamais gâché.

Il y a plus de profondeur philosophique ici derrière les massacres engendrés que dans toutes les âneries verbeuses qu'aura pu professeur Makoto Yukimura dans ses œuvres. Il y a parfois plus de justesse dans les propos d'un Mike Tyson que dans le babillage abscons d'un mondain de salon.


Il était à craindre qu'un protagoniste principal plus immortel encore que Wolverine ne constitue une tare pour l'intrigue et l'intensité qui en découla. Même en étant virtuellement invincible, Manji fait montre d'une vulnérabilité immensément plus que conséquente que celle des innombrables héros de mangas, eux, confortablement drapés dans l'armure de l'intrigue les tenant loin de toute danger éventuel. Immortel, il ne l'est pas tant que ça alors que les détours astucieux pour contourner les attributs de sa malédiction se dévoilent toujours. Une imprudence, une seule et l'Infini connaîtra un terme soudain.


Désabusé par autant de ses confrères qu'il en aura fallu pour miner mon moral au point que j'abandonne l'idée même de l'espoir, Hiroaki Samura m'a redonné goût aux combats dans les mangas après que j'eus essuyé maintes raisons de vomir ces derniers. Que je le dise, que je le crie et surtout qu'on l'entende jusqu'au bout du bout de l'horizon : bon nombre des combats de l'Habitant de l'Infini comptent parmi les plus grandes réalisations martiales toutes fictions confondues. La dessin y est pour quelque chose mais la mise en scène ainsi que l'inventivité de l'auteur contribuent pour beaucoup aux coups d'éclat délivrés du bout des armes innombrables.
Fini les passes d'armes insipides vues et revues mille fois, enfin les affrontements sortent des sentiers battus en se privant du moindre artifice tapageur. On varie les plaisir, le moindre coup porté s'avérant aussi percutant - et tranchant - qu'inédit.
Chaque combat diffère des précédents sans avoir à se perdre dans des circonvolutions fastidieuses et alambiquées à la seule fin d'être original, la mise en scène est admirablement travaillé, assez pour faire vibrer. J'aimerais dire qu'on les vit, ces joutes, mais les aurais-je vécu que j'en serais mort tant la plus pure et immaculée forme de violence y est omniprésente.
Certaines confrontations, dans l'agencement et la méticulosité avec laquelle l'auteur atèle chaque paramètre, m'auront rappelé quelques échanges armés de Vagabond. Mieux encore, il s'en trouva même de si bien chorégraphiées par la mise en scène qu'elle supplantaient parfois celles orchestrées par Takehiko Inoue. Nous ne frayons plus avec l'excellence mais la prouesse véritable.


À la conséquente variété des armes blanches s'agglomère celle des personnages dont je n'aurais jamais suspecté la richesse de caractère d'ici à ce qu'elle me saute aux yeux. Foultitude d'antagonistes passionnants parsèmeront le fil du récit ; les Ittô-ryû ne sont pas cette troupe de méchants bêtement agressifs aux dents longues et aux idées courtes. Tous ressortent grandi en terme de personnalité de leur exposition - aussi minime fusse-t-elle pour certains - se façonnant et se sculptant au gré des coups de lame de Manji et consorts, se révélant alors un peu plus profonds sous chaque nouvelle taillade.


Habitué à associer le sanglant au graveleux dans le Seinen au point où je me figurais qu'une convention tacite y astreignait les auteurs, quelle ne fut pas ma plus absolue surprise quand je découvrais qu'ici - en dépit de la dureté de ton - même les choses de la passion charnelle étaient dissimulées. Un bonheur à la lecture qui ne sera interrompu par aucune ombre au tableau, pas même un nichon furtif à l'envolée malgré le - modeste - lot de viols entre autres joyeusetés incombant au genre.
Nous avons maintenant la preuve par quatre qu'il est possible et même souhaitable d'aboutir à un Seinen violent, d'où le sexe n'est pas purgé mais où l'ostensible n'a pas lieu d'être pour autant. On m'accusera d'être prude, je répondrai à cela qu'une retenue maîtrisée vaut mieux qu'un déballage inconséquent.


Un univers basé sur le Japon médiéval (fin médiéval), des personnages charismatiques, des confrontations au sommet et un infime soupçon de fantastique... L'Habitant ne serait-il pas l'anté-Samuraï Deeper Kyo ? Son contre-poison excellant dans tout ce dans quoi Akimine Kamijyo avait lamentablement échoué.


Loin de tout manichéisme, ce sont des factions aux intérêts divergents qui s'entrecroisent dans une série de rapports pour le moins houleux. Il n'y a ni bons ni mauvais à retirer du bourbier sanglant - même si Shira en tient quand même une sacrée couche. Ce panier de crabes par-dessus lequel flotte un flou moral exquis ne contribue que mieux au plaisir de la lecture. On décèle dans cet habile traitement des personnages la sagace complexité d'une œuvre qui peut se présenter comme véritablement intelligente malgré la thématique apparemment légère de son propos.
Les Itto-Ryû seront quasiment traités comme des protagonistes à égalité de traitement avec Manji et Lin. En dépit de la brutalité de leurs méthodes pour parvenir à leurs fins, l'empathie nous lie instinctivement à eux. Leurs déboires seront nos souffrances et leur statut d'antagoniste ne suggérera pas tant l'ire sur lecteur que sa compassion à leur endroit. Un de mes groupes d'antagonistes-manga favoris et je puis en dire autant du Mugaï-Ryû. La lumière est si bien disposée à mettre chaque protagoniste en valeur que tous irradient sous les nuances des projecteurs braqués vers eux.


Lorsque les Mugaï-Ryû - la seule Suicide Squad qui vaille - entreront dans la partie, le jeu n'en sera que plus intense alors que le conflit se triangulera. La complexité des intrigues noueuses ne gagnera qu'en épaisseur alors. Les alliances changeantes ainsi que les relations ambiguës et tortueuses se multiplieront à l'occasion, jouant d'imprévisibilité dans le récit. On se laisse porter et on ne regrette pas le voyage malgré la cadence infernale.


L'Habitant de l'Infini est finalement une intrigue politique entremêlée à un scénario qu'on s'imaginait initialement simpliste. Chaque discussion est un plaisir où le verbe est aussi traître que le fil de l'épée ; le passage de la douane par Lin aura failli me faire bondir le cœur en dehors de la poitrine tant l'intensité était patente sans pour autant que la moindre épée ne fut tirée de son fourreau.
Non, décidément, nous n'avons pas affaire à notre histoire de vengeance coutumière, nous en sommes même foutrement éloignés. Les trois clans en lutte offrent des situations scénaristiques et scénographiques délicieuses dont on se régale en tout cas sans modération.


Les étincelles de génie jaillissent depuis le moindre personnage secondaire surgissant du milieu du brasier incandescent des protagonistes aux multiples facettes et remarquablement construits. D'un pareil traitement de ses personnages par leur auteur, on ne peut qu'en réchapper ravi ou ingrat mais jamais judicieusement déçu. On ne sait quel parti prendre. Des déboires des Ittô-Ryû ou des Mugai-Ryû qui s'entre-déchiquettent jusqu'à la plus ultime mutilation, on ne sait lesquels nous séduisent le mieux. Si tous les personnages sont attachants, c'est que la preuve d'un remarquable travail d'écriture est faite.
Ces personnages, on les croirait d'abord archétypiques pour certains. Mais survient ce petit plus, ce détail commandé par la minutie de l'écriture qui embellit l'expression de leur caractère jusqu'à les doter d'une dimension authentique qui ne laisse pas indifférent. Griffith est un petit joueur romantique dans sa quête du pouvoir en comparaison d'Anotsu dont le pragmatisme et l'absence de remords en font un génie politique en devenir.


Les combats, valeur charnière de ce Seinen époustouflant pourraient facilement faire osciller la trame vers la voie de la facilité alors que tout dans ses tenants y prédisposent. Certains auteurs, beaucoup même, foncent sur cette ligne droite présentée à eux ; la plus simple, mais aussi la plus linéaire et la plus lamentablement prévisible. Samura choisit le parcours de loin le plus sinueux car il sait qu'à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. La gloire, l'Habitant de l'Infini en transpire par tous ses pores au point d'en ruisseler.
Ces confrontations qui sont précisément la glu nous maintenant collés à l'œuvre - entre autre solvants scénographiques - pointeront rarement. Avare de combats justement pour prendre le temps de leur donner un enjeu conséquent, une dimension, une raison d'être, Hiroaki Samura démontre ici le bien-fondé du procédé. Lui ne met pas de coups de reins sans préliminaires.
L'auteur sait que ce qui est rare est cher et c'est parce que les armes ne sortent pas de leur fourreau à chaque chapitre qu'on leur prête un impact véritable quand elles frappent enfin. On est reconnaissant pour chaque joute qui a vite-fait de muter en gâterie pour le regard du lecteur.


Et ces armes qui ne scintillent que ce qu'il faut à la lueur du petit jour, elles se dévoilent dans un panel délirant d'où l'on retire une fois de plus le génie créatif et conceptuel de l'auteur. Originales et fonctionnelles, leur credo n'est pas l'excentricité esthétique mais l'efficacité technique allègrement mise en scène le moment venu. La Fashion Week de la boucherie défile sous nos yeux sur trente tomes au service d'une intrigue déjà bien généreuse, cette dernière redoublant d'astuces pour nous contenter au mieux. Et le mieux, on ne peut vraisemblablement plus attendre que ça de l'Habitant de l'Infini. Du moins le croit-on encore à mi-chemin.


Ce rythme effréné qui nous emporte patine enfin. Il trottine. L'arc des expériences se présente sous les meilleurs augures mais traîne. Il traîne, il se repose, il s'arrête... il se sclérose. Son prodigieux élan stoppé par sa propre intrigue, Samura ne se relèvera pas de cet arc ne s'étant que trop appesanti sur un point du récit seulement. Quand le requin cesse de nager, il meurt ; quand l'Habitant de l'Infini reste cloisonné dans un arc narratif, il périt.
Immortel peut-être, mais pas invincible, l'Habitant de l'Infini ne se remettra jamais vraiment de cette portion d'intrigue inutilement étirée. C'est à cette même période que j'aurais vu poindre de beaux discours dignes des plus tristes Shônens après seize tomes de subtilité narrative. Le chant du cygne se faisait audible au loin.
Je ne pense pas me tromper en établissant le diagnostic, mais l'Habitant de l'Infini est mort avec Dewanosuke. La greffe de cette nouvelle lubie narrative n'a pas prise et aura empoisonné le reste de l'œuvre. Celle-ci aura faibli peu à peu d'ici à ce qu'elle se vautre dans ce dans quoi elle s'était refusée de s'embarquer jusqu'à lors : la facilité.


Le Rokki-dan qui succédera au Mugaï-Ryû est pareil aux Six Camarades du dernier arc de Kenshin. Le charisme est aux abonnés absents. Ça fait drôle de manger du fade après avoir si longtemps graillé épicé. Le retour de Shira, je ne comptais guère que sur ça pour redresser la barre - j'espérais encore - ça aurait été le modeste salut de la seconde moitié du manga. Il aura porté le reste de l'intrigue à bout de bras si l'on peut dire. En vain. Lui aussi avait perdu de sa superbe. La nouvelle donne narrative avait aussi bien touché les nouveaux que les anciens personnages ; plus personne ne trouvait grâce à mes yeux.
La déroute vire même au cartoonesque avec l'arrivée de Meguro et Tanpopo. Le ton sombre et dense s'est affaissé considérablement, l'Habitant de l'Infini a tout oublié de ses fondamentaux et peine à nous les rappeler. Nous ne lisons plus la même œuvre passé le tome seize. Le changement de trame est apparemment indolore, innocent, quasi imperceptible et pourtant omniprésent jusqu'au plus infime détail du script et de sa mise en scène.


Passé l'arc des expériences, l'auteur, sortant autrefois des sentiers battus, aura, de son propre chef, spontanément sauté dans les plates-bandes ce qui se faisait en matière de manga à cette période de publication. Samura aura abandonné jusqu'à l'essence même de sa création, autrefois imprévisible et aujourd'hui conformiste, parfois même à la limite du bon enfant.
La compromission est totale, la chienlit absolue, l'Habitant de l'Infini est mort mais son cadavre s'obstine à bouger.


Jamais je ne suis tombé d'aussi haut. Samura s'était engagé confiant sur la route du chef-d'œuvre et aura bifurqué à mi-chemin. La succulente première partie du manga ne sert maintenant plus qu'à éponger les dégâts de la seconde.
On n'a pas idée de gratifier ses lecteurs de tant d'espérances pour les trahir ainsi. Car c'est encore ça la pire violence de l'Habitant de l'Infini, celle que l'auteur nous inflige en sabordant son œuvre à la hache et au crayon.
Oui, l'auteur se sera abandonné à la plus stricte et décevante facilité narrative alors que quatre Ittô-Ryû découpent quelques dizaines d'hommes armés comme s'il s'était agi de papier-mâché, le tout, à grand renfort d'effets de manche spectaculaires et non plus adroits et minutieusement orchestrés. Ça n'était pas ça l'Habitant de l'Infini ; et c'est encore pour cela qu'on l'aimait tant.


Le manga aura trahi tout ce qu'il avait accompli. Alors que les Ittô-Ryû avaient autrefois admis - alors qu'ils étaient en position de force - qu'on ne s'attaquait pas de front au Bakufu, les voici alors en effectifs réduits, seuls contre tous, à engager le rapport de force frontal face au gouvernement sans plus aucune subtilité. On lit maintenant One Piece ; nous sommes passés de Balzac à Babar en un temps record et nous ne nous remettrons jamais de la chute vertigineuse occasionnée par ce stupide changement de ton.
La mesure, la précaution, la subtilité narrative, tout cela a fondu comme neige au soleil. Ce qui faisait le sel du manga a été dispersé d'un coup de vent, ce qu'il en reste est d'une fadeur ignominieuse. Tous les protagonistes ont perdu en substance et en charisme, je retrouvais alors dans ces personnages que j'aimais, les traits de caractère coutumiers de protagonistes archétypaux que j'avais appris à mépriser ailleurs.


Une première partie mirifique à laquelle succède une seconde déplorable ne suffisent pas à aboutir à une moyenne contrairement à ce que pourrait laisser penser la note ici attribuée ; mélangez une moité de sucre à une moitié d'arsenic et vous ne retiendrez qu'un seul des deux ingrédients à la dégustation. Même les combats perdent en intérêt dès lors où le poison aura été instillé. De confrontations hors-les-murs nous sommes passés à des affrontements qui allaient droit dans le mur. La mise en scène est maintenant absente, elle a quitté le navire parti pour un naufrage. Samura fait maintenant dans le conventionnel et le manichéen, il ploie sous le poids des clichés qu'il a maintenant fait siens, il assassine son œuvre ; pire, il déçoit.
Toute la grandeur du monument s'effrite et c'est son propre architecte qui y va de son burin.


Peut-être était-ce un un aléa de la période éditoriale d'alors. Le manga avait commencé en 1993, le support n'était pas aussi formaté qu'aujourd'hui. Il y avait tout à créer et donc de la place pour innover. Puis, durant la deuxième moitié de la décennie 2000, ça a basculé en suivant ce qui se faisait à l'époque. Samura a eu tort. Lui était fait pour instaurer les tendance, certainement pas pour les suivre, il s'est avili en s'y abaissant jusqu'à se renier intégralement.


L'Infini, ça aura duré quatorze tomes de trop et fané une légende d'ici à ce qu'il n'en reste qu'un cloaque éditorial indigne de sa gloire passée. Nous retrouvons ici ce que nous retrouvons ailleurs, un festival interminable et effréné de combats sans âme ni même une once de talent scénographique. Dire qu'il fut un temps où l'auteur raréfiait les affrontements afin de les rendre plus significatifs ; il se sera décidément trahi sur toute la ligne.


Une conclusion en eau de boudin, certes, mais qu'espérer de l'Infini quand il se termine ? Autre chose. Je n'en espérais plus rien à ce stade de toute manière, le deuil était consommé depuis longtemps.


J'ai été témoin du plus inqualifiable gâchis éditorial dont j'ai pu faire la critique à ce jour. C'est encore cette déconvenue intolérable que je sanctionne par ma note plus que ce que ne recouvre le manga dans sa globalité. Un cinq, parce que je le note sur cinq l'Habitant de l'Infini, je m'arrête à sa première partie pour faire négligemment abstraction du reste. À poursuivre sur sa lancée, il aurait écopé d'un neuf, peut-être même d'un dix.
Qu'il est frustrant - et c'est peu dire - d'entamer une ascension céleste vers le paradis pour la terminer en une descente aux enfers. Malgré le crève-cœur, je n'en retiendrai finalement que le meilleur. La force de l'œuvre est telle que pour la deuxième fois dans ma vie, après Dorohedoro, je perçois le verre à moitié plein. La bonne moitié, la seule qui vaille, celle qui vous enjoint cordialement à lire l'Habitant de l'Infini.

Josselin-B
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le 27 juin 2020

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Josselin Bigaut

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