Premiers pas dans l’univers de Inio Asano avec La Fille de la Plage, pour un récit sans concession, où la réalité n’est pas enchantée et ne s’enchante pas ; où l’amour est constitué de rapports et de propos crus ; où la plage, synonyme pour beaucoup de vacances, bons moments, légèreté, finit par devenir le terminus des (dés)illusions. Pas besoin de maillot de bain : l’atmosphère dans lequel La Fille de la Plage nous plonge ne mouille pas, il colle à la peau.


L'ennui règne à Sannaka, ville portuaire du Japon. Que les jeunes soient ou non en cours, c'est la même rengaine : une envie d'ailleurs. On peut jouer aux jeux vidéo, mettre à jour un blog, traîner le long des entrepôts, fumer des clopes, sortir avec les amis (quand on en a)... mais ce ne sont que des pis-allers, même lorsque l'on s'apprête à entrer en 3ème, comme Koume et Isobe.


La jeune fille, Koume, a passé un sale moment avec Misaki, une espèce de beau gosse plus âgé et pas très versé dans le romantisme (son type « c’est plutôt les meufs genre Angelina Jolie »). Isobe tient alors le rôle du lot de consolation. Ça n’a pas l’air de le déranger : même s’il est amoureux d’elle depuis la 5ème, il acceptera d’être son jouet, de répondre présent quand la jeune fille aura besoin de lui pour parler (un peu) et faire l’amour (beaucoup). Des sex friends en somme. Nous voilà parti pour des parties d'échanges de fluide où aucun baiser n’est échangé (Koume ne veut pas), on ne se tient pas la main et personne ne doit savoir (toujours Koume).


Tout semble alors réduit au plus simple appareil. Et pourtant… Froid, parfois arrogant, cassant, otaku à ses heures, Isobe est perdu. Il est venu de Tokyo avec sa famille ; il a du mal à s’intégrer dans cette petite ville. Ses parents ne sont jamais là, son frère aîné est mort (Isobe tient son blog depuis), ses pensées sont parfois franchement sombres… Il habite une maison déserte, que la présence de Koume vient remplir. De son côté la jeune fille évolue dans une famille qui semble bien tourner. Elle est encadrée, a tout d’une écolière modèle... elle offre pourtant une toute autre facette quand elle est avec Isobe. Que ce soit dans la chambre de ce dernier, dans un entrepôt, dans les toilettes de l’école, Inio Asano nous montre sans fard ce qui se passe.


Dans La Fille de la Plage il y a du sexe donc. Vraiment, avec en plus des variantes (la volonté d’expérimenter). Les actes sont explicitement montrés, on est clairement installé dans la position de l'observateur mais l’auteur n’entre pas exagérément dans les détails - ce n'est pas un hentaï. Une certaine sobriété, retenue (?) est à l’œuvre. A quoi bon, malgré tout, donner à voir des rapports sexuels entre des mineurs ? La vue de ces actes n’apparaît pas, tel que je l’ai ressenti, comme une volonté de faire plaisir aux yeux du lecteur. Le sexe n’est pas gratuit mais plus un marqueur, un signe au service d’une démonstration : les jeunes s’ennuient, ils ne vont pas bien. Le mal-être est présent et profond ; les douleurs qu’ils renferment s’expulsent à travers l’acte sexuel et les échanges qui suivent.


Le sexe outil de libération et solution à tous les problèmes ? Non. La jeune fille et le jeune homme ne semblent jamais être sur la même longueur d’ondes. Si à travers l’acte sexuel et quelques conversations qui ne vont pas chercher bien loin ils apparaissent bien assortis, dès que Koume veut en apprendre plus sur son camarade, l’incompréhension et les blocages apparaissent. Les chapitres vont ainsi déployer cette mélodie (mentionnons l’importance du rôle de la musique, des paroles qui défilent notamment Kaze wo Atsumete de Happy End). Ça ne colle pas et Asano met en scène une danse indécise, où l’un fait un pas en avant et l’autre recule. Un décalage (mismatch) quasi-permanent, rehaussé par les propos des personnages aussi cinglants que la récurrence des « con », « conne », « va crever »…


Tandis que la collégienne va se rendre compte qu’elle aime Isobe et devenir jalouse (via une histoire de carte mémoire où les photos d’une jeune femme – la « fille de la plage » – apparaissent et suscitent l’intérêt marqué du garçon), son partenaire fait sa « crise d’ado », se mure dans la solitude et prend des risques (la fin du tome 1 rappellera quelques souvenirs à ceux qui ont lu le premier volume de Solanin). Il recherche une espèce de salut, qui viendra à la faveur d'un tsunami.


L’histoire court sur vingt chapitres. Du côté du casting, comme les lignes précédentes le laissent deviner, Koume et Isobe occupent le haut du pavé. Les personnages secondaires sont peu nombreux et importants, mis à part Keiko, la meilleure amie de Koume, et Kashima, un jeune garçon que Koume connaît depuis l’enfance. L’agencement des planches est assez remarquable (même si celui des dernières pages du tome 1 ne m’a pas semblé très clair). Inio Asano mêle ainsi dialogues très crus (saluons le travail de traduction très bien réalisé) et des vues paisibles juste après ; le calme succèdent à des scènes denses… L’auteur maîtrise son sujet et recourt à des décors très aboutis, réalistes ; les visages expriment parfaitement les sentiments des personnages et il a une capacité assez géniale à faire vivre et ressentir le silence et les sons à travers le dessin. Cet ensemble m’a, par moments, plongé dans une ambiance proche de celle qui se dessine à la lecture de poèmes de Jacques Prévert (Le message, Déjeuner du matin).


Série courte et intense, La Fille de la Plage ne laisse pas insensible. Portée par un mal-être, des inquiétudes et des déceptions elle nous plonge dans une ère du vide. La réalité est décevante, morne, ennuyeuse. Il faut essayer de s’échapper vers quelques paradis artificiels temporaires. Combler le vide sentimental, le vide d’une maison où les parents ne sont jamais là… la nature n’est pas la seule à avoir horreur du vide. Alors pour passer le temps, nos deux collégiens s’occupent, révélant ainsi une vision (déjà ?) désabusée de l’amour. Par rapport à l’ensemble de problèmes, de tensions apparus dans le manga, la fin semble ouverte, ménager l’espoir d’un apaisement, d’une résolution. Est-ce là la dernière illusion à rejeter ? Les personnages mènent leur barque, pour certains sont partis étudier ailleurs mais l’impression que tout doit changer pour que rien ne change demeure. Ils sont allés au bout de ce qu’ils pouvaient faire mais la réalité reste la même. Retour au lieu de départ. Une conclusion peu réjouissante mais qui participe, paradoxalement, au plaisir pris à la lecture des deux volumes.

Créée

le 10 août 2015

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Anvil

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