Pendant que sa prof d’anglais lit Alice au pays des merveilles, Sato regarde par la fenêtre, les yeux perdus dans le vide. Plutôt que de se laisser aller à la rêverie, comme l’héroïne de Lewis Carroll, la jeune fille quitte la salle, prétextant avoir besoin d’aller à l’infirmerie, pour se rendre aux toilettes où elle retrouve le jeune Isobe. Ils y baisent sans tendresse tandis que, non loin d’eux, une camarade jacasse au téléphone.


La Fille de la plage était censée être une respiration. Inio Asano faisait là une infidélité à sa saga Bonne Nuit Punpun pour publier une série courte qu’il envisageait comme une «histoire d’amour assez innocente». Mais avec le temps, on a appris à se méfier des déclarations d’intentions du jeune mangaka. Le magnifique Punpun débutait sur le ton de la comédie romantique avant de prendre un tour ténébreux ; et Solanin, qui racontait les premiers pas dans la vie active d’un couple fraîchement sorti du nid, trahissait le lecteur à mi-parcours en


tuant le personnage principal sans le moindre coup de semonce.


Rien n’est simple dans l’esprit d’Asano et, forcément, dans la Fille de la plage, le bol d’air vire à la romance suffocante. S’il est bien le cœur du récit, le couple Sato-Isobe se construit sur une relation inversée où c’est le garçon qui est éperdument amoureux de la fille (ici, c’est le prince qui devra être secouru par une princesse charmante) et où le cul fait figure de substitut à l’amour
Pour tromper l’ennui dans leur petite ville portuaire où il n’y a rien d’autre à fiche que zoner le long des entrepôts ou sur la plage, les deux ados jouent aux adultes, fument des clopes «parce que ce n’est pas bon pour la santé». Mais ils attendent des choses profondément différentes de leur relation. Derrière son assurance arrogante, Isobe ressemble à un enfant perdu qui cherche dans l’amour un moyen de remplir cette grande maison vide dans laquelle il est abandonné par des parents dévorés par leur boulot et un grand frère terriblement absent. Sato, au contraire, est bien encadrée et pourrait ressembler à une gentille petite écolière qui rêve de boys band si elle ne se muait pas en prédatrice sexuelle. Un moyen, pour elle, d’assommer la déception née des perpétuelles rebuffades du playboy du lycée. Faute de pouvoir être la reine, elle joue à la pute.


La Fille de la plage est la mise en musique de ces désirs asynchrones et de la déliquescence qu’ils entraînent. Au fil des mois, Sato s’adoucit et s’attache à Isobe. Qui lui s’éloigne, faute d’avoir trouvé le réconfort entre les cuisses de la jeune fille, et se perd dans des provocations de plus en plus téméraires à l’encontre de ses camarades de classe. Il défie tout et tout le monde pour attirer les coups et enfin ressentir quelque chose. Une arrogance adolescente et furieuse associée que le Japon nomme chunibyo. Comme la violence, le cul devient à son tour un terrain d’expérimentations de plus en plus radical, au point de laisser Isobe nu, exposant à la vue de tous la moindre de ses failles.


S’il n’est plus tout à fait un nouveau venu, le trentenaire Asano surprend encore par sa manière d’entrelacer des traits fins et fragiles pour dépeindre les corps et des lignes foisonnantes, d’une précision photographique, qui lui servent à construire un arrière-plan et poser un regard froid sur les vices de la société japonaise. En dessinant une improbable diagonale entre les gamins agités de Larry Clark et les amours toxiques et poétiques de Kazuo Kamimura, la Fille de la plage finit d’installer Inio Asano comme un des mangakas les plus précieux de sa génération.


En vrai, ce torchon est paru dans Libé

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le 12 juin 2015

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Marius

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