Entre le tome 2 et celui-ci, le changement est brutal. Plus de courses dans les champs moissonnés, plus de pétarades de batteuses à l'ancienne, plus de grognements indistincts de cultivateurs burinés par le grand air et mus par de grossières logiques. Plus de campagne. Changement de décor. Les notations réalistes, qui donnaient aux premiers "Grimion" un air de Conservatoire des Arts et Métiers, sortent de la scène sans saluer le public.

On entre dans le monde intérieur, et le grand air se fait rare. Le cadre : un beau manoir bien tenu (tourelle à pans coupés à gauche de la façade, poivrière à droite; corps de logis surmonté de fenêtres hautes couronnées d'un petit tympan (planche 1)). Dès la planche 2, on est dans les souterrains, où oeuvre un alchimiste, beau gosse romantique d'âge moyen, déchiré par des tensions psychologiques dont on ne connaîtra que partiellement le fin mot à la fin de ce tome.

Donc, foin des bagarres d'ivrognes. On est entre quêteurs de vérité policés, errant dans les méandres de leurs affaires familiales et de leur inconscient. Le choix de l'alchimie par Grimion traduit assez la profondeur de leurs interrogations existentielles, identitaires, spirituelles.

Superbe cabinet de travail alchimique dans une salle voûtée planche 2 : salamandre sculptée, chapiteau à crochets et volutes, cornues et alambics. Bel athanor planche 26. Une femme voilée, objectif ultime de Grimion (et de tout le monde, d'ailleurs), promène sa hiératique absence de visage tout au long de l'album. Cette femme sans visage est, probablement, l'anima de Grimion, éternellement jeune parce qu'elle a trouvé l'élixir de longue vie, ou quelque chose d'équivalent. Elle parle du "feu secret" alchimique (planche 4), tandis que de multiples mandalas astrologico-alchimiques ornent les murs et le sol (planche 5). Makyo va jusqu'à reproduire le superbe "Medico Chymicum" de Mylius (Philosophia Reformata), planche 28. L'affaire est sérieuse. On trouvera la pierre des philosophes, ou on mourra.

Une vieille femme, prostrée sur son siège, a perdu mémoire et identité en lisant un livre qui ouvre sur l'abîme. Une petite fille saute à la corde sur la pelouse.

A le recherche d'Oda, Grimion, qui a 19 ans maintenant (rupture de temps aussi), pénètre dans le manoir sans y être invité, et vit la Passion de la quête d'identité. Fait prisonnier par La Tiennette de ses premiers émois, il refuse de céder aux avances sensuelles de cette Vénus charnelle (prise dans un conflit amour-mort, planche 30), pour concentrer sa quête sur cette Vénus spirituelle qu'est Oda. Grimion (planche 13) est donc bien descendu dans ses propres souterrains, ceux dans lesquels fermentent les mutations d'identité. Ca marche : conscient et inconscient s'interpénètrent ("Le jour n'oublie plus la nuit, et la nuit se rappelle le jour", planche 24).

Oda la voilée (l'anima sur qui le temps n'a pas de prise) quitte son indifférence quand Grimion approche (planche 20). A coup sûr, Grimion est fait pour elle. Au-delà de la plate allusion sexuelle ("La Petite Mort") que semblent soutenir Tiennette et ses sollicitations, la mort est ici la Mort alchimique, l'oeuvre au Noir ("solve et coagula" : le Mercure (Grimion) se dissout et le soufre (Oda) se coagule). Cette "nigredo" est le plus souvent représentée par un ou plusieurs squelettes. De fait, Grimion commence par se vider de son identité quand il rencontre Oda. Il lui faudra ensuite devenir le frère charnel-alchimique d'Oda (planche 35).

Très beau chaos d'images colorées dans le Livre Maudit (planche 36), éparpillement des souvenirs de Grimion (planche 37).

Une belle quête aux confins de l'Amour absolu, de la Mort, face à laquelle l'identité de chacun se résorbe dans l'oubli afin de mieux s'élever dans l'échelle de la réalisation de Soi.
khorsabad
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le 23 janv. 2013

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