Maurice Tilleux aspirait à une carrière d’officier de marine et de romancier. La guerre et l’insuccès de ses premières publications en disposeront autrement : il sera scénariste et dessinateur d’illustrée. Pour un Belge né en 1921, une telle carrière le conduira à marcher sur les pas d’Hergé, le créateur de la “Ligne claire“. Hélas, la starification de la société du spectacle contemporaine n’accorde que peu de lumière aux élèves, challengers ou autres héritiers. La littérature semi-réaliste d’aventures enfantines ne se reconnait qu’une idole : Tintin. Astérix s’est approprié la place de star de la “bd humoristique“, les Schtroumpfs la catégorie “premier âge“ et Disney la “comédie animale anthropomorphe“. La distribution des prix est close.
Autodidacte, Tilleux débute en 1942 dans des revues pour adolescents, pour ne rejoindre le Graal, les éditions Dupuis, qu’en 1956. Or, ces dernières ont pléthore de dessinateurs, mais manquent de plumes. Tilleux signera les scénarios de Gil Jourdan, Marc Lebut et son voisin (la sympathique Ford T) et Jess Long, mais aussi de nombreux opus de Tif et Tondu, Natacha, Yoko Tsuno ou La Ribambelle.
Le détective privé Gil Jourdan nait en 1956. Son trait est semi humoristique pour les personnages et réaliste et précis pour les décors. Les cadrages sont audacieux, Tilleux déteste dessiner deux fois la même scène. Inspiré par le polard américain, il affectionne les rues sombres, les éclairages incertains aux ombres déformées, les bistrots louches. Son Paris annonce celui de Léo Malet, mis en images par Tardi. On y fume, boit et s’entretue. Pas trop : la cible est enfantine et la censure exigeante.
Vivre dans l’ombre d’Hergé présente au moins un avantage : celui de profiter de ses découvertes. Pas moins de onze années ont été nécessaires à ce dernier pour qu’il offrît à son héros un alter égo humoristique. Le capitaine Haddock n’apparaît qu’en 1941, après les intérimaires Dupontdt (1934) et Castafiore (1938), et juste avant le professeur Tournesol (1944). Dès sa création, Gil Jourdan dispose d’une équipe. Libellule est un cambrioleur, repris de justice et tout juste repenti. Il rit fort de ses propres calembours : « WAF, WAF ! » Aussi consciencieux que maladroit, l’inspecteur Crouton est une victime désignée, et bientôt consentante, à l’hilarité du précédent. Queue de Cerise apporte une touche de féminité. La dévouée assistante rappelle son patron à ses obligations et prend sa part des enquêtes en cours. L’agence connaît des fins de mois délicates, une nouveauté scénaristique : jamais Spirou ou Tintin n’avaient connu de telles difficultés.
La voiture immergée est publiée en album en 1961. Son héroïne mécanique est une magnifique Facel Vega, la mythique marque tricolore, qui aurait pu devenir notre BMW, si le destin n’en avait point voulu autrement. Malchance, quand tu nous tiens... La Facel et son propriétaire sont engloutis par la marée sur le passage de l’ile de Groix. L’ancien marin nous offre de magnifiques et nocturnes marines. L’agence Jourdan enquête, elle y perdra une Dauphine, immolée par le feu. Tilleux aime les automobiles, les poursuites et les accidents, qui jalonnent ses travaux. Il en mourra. Sa voiture percutera, en 1978, un poids lourd sur la route le ramenant du festival Angoulême. Il avait 56 ans.
Propriétaires des droits sur Gil Jourdan, ses héritières refusèrent de laisser reprendre la série. Si son travail y perdit en notoriété immédiate, elle lui épargna la triste fin de franchises surexploitées comme Tif et Tondu (53 tomes), Ric Hochet (78) ou Bob et Bobette (325).
Tel Hergé et ses vingt-quatre Tintin, Tilleux ne laissera que seize Gil Jourdan. Un destin similaire, quoique plus discret : il ignore les innombrables rééditions, les biographies psychologisantes, les thèses doctorales, les séries télévisées et le merchandising triomphant. Gil Jourdan demeurait une œuvre rare que seuls quelques initiés se négociaient sous le manteau. Rassurez-vous, heureux fripons, elle a bénéficié d’une très complète édition en intégrale. Précipitez-vous !
Octobre 2017