Quand l'introduction d'une œuvre signée Kazuo Koike s'accomplit et se déballe sous l'égide ombrageuse de deux ornements péniens en érection, nous autres, lecteurs, sommes parfaitement en droit de nous attendre au pire. C'est qu'il y a eu comme des précédents en la matière. Non pas que Lady Snowblood s'arrêtera à cela et à cela seul mais elle ne pourra toutefois pas s'empêcher d'y revenir fréquemment. Pertinemment cela dit et c'est à mettre à crédit.


Y'a un savoir-faire patent qui dégouline à longueur de page ; ça en imprègne même l'encre. Koike, scénariste, est trop souvent retenu comme le seul maître à bord d'une œuvre qui s'écrit et surtout se dessine à deux. Alors, ingrats que nous sommes, nous en viendrions presque à taire les mérites de Kazuo Kamimura qui, en dehors de son prénom de son acronyme, partage aussi avec Kazuo Koike une passion bien marquée et immodérée pour la construction de récits joliment mis en scène.


Joliment, c'est encore pas l'adverbe le mieux trouvé pour faire honneur à ce qui aura lu ici. «Joli», ce serait s'en tenir à l'esthétique. On dit de quelque chose qu'il est joli parce qu'on apprécie vaguement ce qu'il présente. Mais Kamimura, lui, présente et représente. Avec le pinceau, il restitue le signifiant avec son signifié. Non, c'est pas joli ; c'est admirable. De cette collaboration, les rendements artistiques - pardonnez l'expression - auront été autrement plus fructueux que du temps où Koike prêta ses idées à Goseki Kojima.


L'orchestration des planches - les anglais disent paneling - tient ici du cinéma. Du bon cinéma j'entends. Le poids de la réflexion préalable derrière chaque scène dessinée et rapportée aux yeux du lecteur est d'autant plus pesant que les esquisses sont réussies. Esquisses qui, si on les rapporte la qualité du dessin à ce qui se faisait alors chez la concurrence, se voulai**t novateur en plus d'être impressionnant de technicité**. Kamimura, pour donner naissance à Lady Snowblood, ce n'était pas un bon choix ; c'était le seul choix pertinent pour que l'histoire - déjà dense - gagne encore en épaisseur.


Et la bagatelle s'inaugure sur un chapitre introductif des plus engageants, porteur d'une espérance narrative - et même scripturale - qui ne m'avait pas touché du temps de Lone Wolf and Cub. Une histoire simple qui trouve sa complexité dans son orchestration ultérieure ; une vengeance qui ne passera que par des étapes intermédiaires d'ici à ce qu'elle ne puisse s'accomplir. On a le personnage, on a la quête et, avec le tracé scriptural de Kazuo Koike, la juste maîtrise de l'histoire d'ici à ce que celle-ci ne se résigne à son terme. J'ai, à deux reprises, administré quelques reproches quant aux accessoires du récit emprunté par Kazuo Koike pour deux de ses œuvres, mais jamais je ne l'ai accusé de ne pas savoir écrire une histoire. L'aurais-je voulu qu'il aurait fallu m'abstenir faute d'argument. Ses ouvrages ne sont pas toujours exempts de défauts - quoi qu'en bavent les puristes - mais l'homme - l'auteur devrais-je dire - a un talent certain quand il est question de raconter quelque chose.


Toutefois, le tout n'est pas exempt de défaut écrivais-je, car nous retrouvons hélas cette prestesse improbable dans les affrontements - heureusement rares - où quelques coups brouillons et curieusement articulés ont raison d'une foule d'hommes armés en deux cases à peine. C'est un gâchis. C'en est un car on se doute qu'un examen plus prononcé des scènes d'action n'aurait pu que jouer en la faveur de la qualité indéniable dont l'œuvre peut se targuer. Il n'y a cependant pas là de quoi bouder notre plaisir quand les manigances et l'histoire prennent ici largement le pas sur l'action sanglante.


Bien qu'il faille prendre Lady Snowblood comme une œuvre à part, nonobstant les compositions antérieures de ses concepteurs, force est de constater que Kazuo Koike aura, trop souvent, été l'homme d'une seule recette. Ces récits nouveaux et variés dans lesquels se plonge la protagoniste sont pétris de détails - dont je suis friand par ailleurs - et d'une densité spectaculaire eut égard aux circonstances dépeintes mais, ne sont, là encore, qu'un immense gâchis. Un gâchis manifeste car tous, presque sans exception (j'ai beaucoup apprécié la résolution du vendeur de carioles), auront vocation à se conclure par un massacre en règle, parfois même aussi lapidaire qu'expéditif. À chaque nouveau chapitre, Koike bâtit une somptueuse villa pour la finalité de la faire s'écrouler. J'aurais, en ce qui me concerne, préféré qu'il s'attarde davantage sur les finitions afin de pouvoir mieux en tirer le plein potentiel narratif.


Que l'intrigue fraye au sein des milieux les plus dépravés de l'époque - impliquant fatalement des épisodes licencieux - ne m'aura pas ici contrarié outre mesure à quelques exceptions près (l'intrigue auprès de la jeune fille malade pour ne pas la nommer. Entre autres).
La nudité dans l'œuvre y est certes abondante, ce qui en découle le plus souvent tient à un registre libidineux bien que soutenu, mais cela se veut le plus souvent à propos. Mes craintes quant à la gratuité des scènes de sexe dont avait pu être coutumier Koike du temps de Hanzo no Mon se seront dissipées. Si ce n'est un sens de la pudibonderie propre à certains, un lecteur adulte ne trouvera pas tellement de quoi s'en offusquer, je le pense. Il trouvera matière cependant. Ça, il trouvera...


Les victimes en devenir des mauvaises œuvres de Yuki ont trop souvent le mauvais rôle. Leurs défauts sont si flagrants que le couperet ne chagrinera personne ; pour un peu, elle passerait pour ce qu'elle n'est pas : une justicière. Un assassin est un être sans réel scrupule et, hormis les victimes désignées par sa vengeance, Yuki se verra trop faciliter la vie par la narration en n'ayant à occire que de bien sinistres bonhommes. La chose a de quoi édulcorer le drame et même lui donner le goût du sucre. Si Lady Snowblood s'était voulue une œuvre véritablement sombre et poignante, il aurait, pour ce faire, fallu que quelques belles figures appréciables des lecteurs n'aient elle aussi droit à l'exécution sommaire.


Néanmoins, le tragique reste correctement assumé. Sans pathos ni exagération d'aucune sorte, l'événement malheureux qui aura occasionné le crime ainsi que la vengeance qui en découlera s'acceptent auprès du récit comme aussi sordides que vraisemblables. Habilement mêlée à une trame se rapportant à l'Histoire du Japon de l'époque. L'intrigue ayant justifié le périple de Yuki a des relents de vrai plein les pages. Fantasmé le «vrai», exagéré même, mais on le sent bien réel.


Beaucoup d'anecdotes historiques vraies et pourtant invraisemblables parsèment le récit, n'accentuant que mieux l'immersion du lecteur dans un contexte dont le réaliste se précise un peu plus à chaque nouveau chapitre. Même si le support de la fiction et plus d'un siècle nous séparent de cette trame , il est aisé de se penser spectateur contemporain des événements qui ont cours.
Lady Snowblood, plutôt que de caresser du bout des ongles la réalité en espérant ensuite prétendre s'en être inspiré, prend la même d'être remarquablement documenté. Notamment pour ce qui concerne les pratiques et entraînements des pickpockets de l'époque. Entre autres anecdotes historiques qui, à n'en point douter, crédibiliseront l'œuvre. Il en est d'autres, inscrites dans la même période, qui, elles, ne peuvent pas se targuer d'un sens de l'authenticité aussi abouti.


Une réflexion comme je ne peux que les aimer se profile lors de la trame entourant l'occidentalisation permise par le biais du Rokumenkai. Aurait-on appliqué à la lettre les mesures raciales métissolâtres professées par l'immonde théorie du funeste Yoshio Takahashi (théorie qui n'est pas sans rappeler une certaine propagande ayant cours aujourd'hui en occident) ou bien la politique d'éradication du japonais comme langue au profit de l'anglais, que l'implication du Japon dans la seconde guerre mondiale n'aurait jamais eu lieu. Mais cette paix sordide se serait accomplie en dépit de l'identité et de l'existence même du Japon en tant que nation et des Japonais en tant que peuple. La mort et la destruction - d'où auront surgi une renaissance - valaient encore mieux que la dissolution et la disparition au milieu de races et de cultures exogènes. De celà, le Japon ne s'en serait jamais relevé.
Voilà un message qui rompt violemment et radicalement avec le dégueulis démago dans lequel nous sommes sommés de patauger du matin au soir. Pour cette pensée politique de haut-vol signée Kazuo Koike, je rajouterai un point à ma note finale ; car quand les grands esprits se rencontrent, ils ne peuvent que s'estimer.


Sans surprise, quoi qu'avec un contentement certain, le lecteur - dont je suis - ne pourra évidemment que se réjouir de la bonne - et même l'excellente - gestion narrative signée Koike ; celle-ci alternant quand il le faut et quand il le faut seulement entre passé et présent. Le récit est indubitablement bien guidé par un scénariste qui a le mérite de savoir où il se dirige. Chose assez rare pour être rapportée. C'était un savoir-faire écrivais-je en introduction. Et un savoir-faire, qui, quand on le néglige, se perd.


Bien que les personnages en dehors de Yuki - sauf deux exceptions notoires parmi ses alliés - ne figurent pour beaucoup que le temps d'un chapitre, ils restent raisonnablement bien construits. Jamais assez évidemment, le temps leur étant imparti étant ce qu'il est, mais les auteurs, ici, savent mettre à profit le peu d'exposition dont chacun bénéficie. Les personnages récurrents et marquants manquent toutefois et c'est à déplorer. Dans la fiction, le personnage secondaire, c'est aussi le sel du récit. Quand celui-ci manque, le tout s'affadit. Mais qu'on se le dise, l'œuvre se dévore pourtant à satiété.


Quand, après un long périple, il nous prend de regarder par-dessus notre épaule, on ne peut que s'épater du chemin parcouru. Tant d'histoires condensées en un si court recueil force le respect. Plus encore quand le contraste permis par la comparaison avec ce qui se fait de nos jours nous place aujourd'hui devant des auteurs qui n'ont rien à dire le hurlent à longueur de volumes.


Et comment ça se termine au juste Lady Snowblood ? Il n'y a rien à dévoiler. Pas même sous une balise spoiler. L'histoire, par Kazuo Koike - car on ne crédite jamais assez les grands auteurs - est un récit classique. Classique dans l'acceptation la plus noble que peut recouvrir ce terme ; Ce qui est classique est simple et ce qui est simple est pur, ce qui est pur est quelque part immaculé et, ce qui est immaculé, en tout état de cause, ne peut que se rapporter qu'à la perfection. Lady Snowblood, c'est pur comme un flocon de neige trempé dans une goutte d'hémoglobine qui aurait jailli au détour d'une page. Pareil à un conte classique où tout ne se termine pas nécessairement dans la joie. Lady Snowblood, ce serait la petite fille aux allumettes qui serait tombée dans la poudrière.
La conclusion de son aventure se veut aussi satisfaisante que glaciale. Ça s'est terminé comme ça s'est terminé car il n'aurait su en être autrement. La fin de l'œuvre, ici, répondait par écho au cri porté à ses débuts. La logique et la cohérence d'un récit, quand il assume tout ce qu'il a été, crie finalement Justice, même en sachant que la Justice, pour énoncer son verdit, ne pourra le faire que du tranchant de son glaive.

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le 25 avr. 2021

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Josselin Bigaut

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