Troisième tome et plus le sombre récit nous descend profond dans Le Pays des Larmes, plus la lumière vient éclairer ses détails complexes et son atmosphère ésotérique. Éric Liberge continue de mener de main de maître la barque pour un espoir de Cythère de ce
conte déconstructif des relents sensationnels de l’âme
au cœur des hommes assoiffés de chair tangible.
Tandis qu’en la métropole mortuaire la révolte gronde face à la répression fanatique et ferme de la milice disciplinée d’une dictature secrète, Mardi-Gras voyage à la rencontre des douloureux résidus de ses incarnations passées, visite les cercles de son propre enfer pour y affronter les fantômes effrayants de tant de vies jamais purgées dans l’espoir vain de se réincarner : les morts, d’ennui, refusent de se contenter de cette condition post-mortem, ineffable ennui pérenne au goût âcre de l’ignorance collective. Avec une forme d’ironie sérieuse et grave, l’auteur joue de l’allégorie de la conscience des hommes contre les croyances aveugles des fois divines. Qui condamne qui ? Qu’est l’homme sinon cette machine vide éternellement destinée à répéter ses propres erreurs sans aucun espoir jamais d’atteindre la grâce supérieure ?
Le prix de notre bonheur est au fond de chacun d’entre-nous.
La descente aux enfers de chacun reste pourtant invisible aux yeux des autres. Il y a comme une forme d’hermétisme corporel du regard qui ferme l’esprit à la compassion autant qu’à la compréhension réelle : tout ne fait que s’adapter au point de vue de celui qui voit.
Sous une pluie de café, les lueurs colorées d’un monde sensationnel dont ils sont privés illuminent au pastel la rage imprécise du peuple. La force de l’homme réside bien dans l’espoir quand la résignation signe son arrêt de mort. Éric Liberge avance sur deux scènes à la fois pour venir souligner dans le collectif les écueils personnels de son héros, à la fois commun et extraordinaire, et explore alors
l’absurde de l'existence dans l’inutilité désœuvrée d’un état latent de vie prolongée sans lumière,
long et lent état d’ennui éternel : quid alors de la réincarnation quand chaque fin d’existence ramène toujours l’âme des barques de la faucheuse jusqu’au cœur du même enfer ?
L’auteur interroge le vivant dans le prisme sombre du létal.
Le dessin se fait de plus en plus précis, de plus en plus détaillé.
L’artiste s’attache à
l’ornement ésotérique d’infimes détails
autant que d’infinis espaces indéfinissables. Illustre les cauchemars immondes qui nourrissent les remords humains et rongent l’âme à vif. Deux plans de narration : l’actualité éblouissante, pages blanches, de la révolte et de la conscience collective des possibilités d’action, de prise sur le réel, et le voyage d’absence où Mardi-Gras confronte ses propres pourrissements intestins – pages noires – dans une autodestruction salvatrice. Deux plans de narration où le peuple n’est que l’écho incertain et inconscient de ce qui se révèle au réveil douloureux de Mardi-Gras.
Dans la continuité minutieusement millimétrée d’un récit au suspense parsemé de révélations infimes, l’auteur délivre un troisième tome superbe tant dans le
graphisme lugubre et fascinant
que dans la précision attachante du cheminement perdu de son héros. Le Pays des Larmes déverse le flot continue des interrogations métaphysiques de la mécanique énergétique et organisationnelle du chaos. Noie le lecteur sous l’essence avariée des incertitudes et des approximations comportementales de l’homme. La descente est amère, indigeste. L’acceptation de soi écœure au point de hausser le cœur jusqu’aux limites de la gorge.
Le long du fleuve des enfers, écoulement de la désolation infinie des hommes, Éric Liberge nous accompagne, ses pages comme les gorgées de café, pour ouvrir les yeux sur
le mystère insondable d’un équilibre qui rendrait sens à la vie.