Cette BD illustre l’histoire d’amour entre Cristobal, homme de caractère à la forte stature, et l’île où il a vu le jour. Son physique lui vient de son père, homme dur et buté avec qui il n’a jamais pu s’entendre. Cristobal a fui l’île (et son père), jusqu’au jour où le mal du pays fut le plus fort. Entre-temps, il était devenu artiste-peintre. Bien que non situé dans le temps, le scénario situe les évènements à notre époque. Cependant, l’action se divise en passé et présent, le présent étant celui du retour de Cristobal sur l’île et le passé sa jeunesse.
Peintre de renom ayant trouvé sa place à New York, Cristobal revient sur l’île avec de bons moyens financiers. Pour défendre l’île de projets immobiliers qui ont commencé à la défigurer, Cristobal décide de prendre les choses en main. Il va monter un projet séduisant (en harmonie avec le paysage local), avec l’aide de trois de ses amis artistes venus lui prêter main forte (élément le moins convainquant de l’album, car frôlant le simplisme).
Le tout début montre que Cristobal vient de trouver la mort dans un accident de voiture, sur la route portant son nom (il l’a lui-même dessinée !), son véhicule ayant subi une compression façon Cesar par la faute d’un véhicule qui s’est trouvé en travers de son chemin avant de s’évanouir dans la nature. De ce fait, une enquête policière débute. Tout ce qui se passe à partir de là (le présent) est montré dans des tons pastels où le gris clair domine (comme si le présent et le futur, la vie sans Cristobal, ne pouvait être qu’insipide). Bruno Duhamel se montre inspiré pour le passé, allant jusqu’à oser des tons dans les roses, surtout pour des paysages occupant deux doubles pages (qui ne sont pas sans rappeler Tale of sand de Ramon K. Perez, Jim Henson et Jerry Juhl), surtout que le dessin bien léché donne un rendu très agréable à l’œil. Le passé, c’est en particulier le bon vieux temps où Cristobal a pu profiter de l’île, ce site préservé de tout ou presque où il a grandi et plus tard réalisé son rêve de vivre heureux (ou presque), dans un endroit qu’il a choisi, avec une femme bienveillante et partageant ses vues.
Avec ce one-shot, Duhamel annonce dans un petit texte en préambule qu’il s’inspire d’un personnage et d’un lieu réels, tout en ayant tout réinventé pour s’approprier l’histoire et livrer ses propres réflexions sur le métier d’artiste. Autant dire que le pari est gagné, car il fait de Cristobal un personnage ambigu, qui présente autant de facettes positives que négatives. Effectivement, malgré son peu d’aptitude originelle pour le dessin (voir les moqueries de ses camarades après sa première tentative sur une toile), il réussit à devenir un artiste de renom qui gagne très bien sa vie. Dans le même temps, Duhamel se fait un plaisir de démonter toutes les règles en vigueur dans le milieu artistique, où ce qui compte est d’affirmer sa personnalité et d’entretenir de bonnes relations avec ceux qui détiennent le pouvoir, en particulier les artistes en vogue. Il faut entretenir un look et un langage particulier au milieu, etc. Le lecteur est donc légitimement amené à se poser la question du talent. Toute première case, Cristobal affirme devant un socle portant l’inscription Terra incognita « La conquête est au centre du travail d’un artiste ». Même planche « Un artiste ne devient immortel que s’il renverse l’ordre établi. » Et on se fait une idée de sa technique. Il y met un soin méticuleux, mais pas du tout dans la finesse... Autre point pour lequel Cristobal se montre très ambigu, sa façon de construire une relation amoureuse.
Et puis, l’album se présente comme une enquête, avec des allers-retours entre le passé et le présent. L’enquêteur pose des questions. A retenir, celle qu’il pose à la supérieure d’un couvent ayant bénéficié d’une sorte de mécénat de la part de Cristobal « Ma Mère, où est la limite entre mettre sa popularité au service d’une cause… et se servir d’une cause pour imposer sa présence ? » la Mère sentant venir un parallèle entre l’action de Cristobal et celle de l’église catholique !
Duhamel donne un rythme particulier à cet album en alternant passé et présent, couleurs et pastels, révélations sur la vie de Cristobal, ses relations avec les uns et les autres, ses engagements et ses provocations. Le dessinateur sait également bien mettre en évidence ce qui l’intéresse, avec un découpage adapté, la plupart des planches comportant trois bandes, certaines planches comportant des dessins occupant une demi-page voire plus pour aérer son récit et rendre la sensation d’espace adaptée au lieu qu’il explore : une île. Les paysages sont magnifiques et son trait élégant permet de caractériser aussi bien les physiques de ses personnages que les décors. Ce qui ne gâte rien, il fait passer une certaine dose d’humour, ainsi que quelques références au monde de l’art (les compressions de Cesar par exemple), en 92 planches.
Du beau travail qui justifie largement son ambition initiale.