En 2007, Morvandiau publiait le très pertinent D'Algérie, récit-enquête sur son histoire familiale remontant aux racines de la colonisation de l'Algérie par la France. Tissant les fils de cette double narration, de la plus intime à celle d'une nation toute entière, il parvenait à nous émouvoir, tout en nous donnant des clés pour mieux appréhender cette relation si complexe.
Treize années se sont écoulées avant que l'auteur n'offre à ses lecteurs un nouvel ouvrage à la teneur personnelle. Le taureau par les cornes est un livre d'une infinie douleur. Morvandiau y revient sur deux événements qui ont ébranlés une part de ses certitudes durant l'année 2005. En quelques mois, il doit faire un double deuil. Tout d'abord celui-de sa mère, diagnostiquée tardivement d'une "démence fronto-temporale précoce", la transformant progressivement en une personne autre que celle qu'il a connue. C'est aussi le deuil d'un enfant "rêvé" suite à la détection de la trisomie dont est affecté son nouvel enfant. "A quelques mois d'intervalle, il me faut faire le deuil de la mère que j'avais connue, et celui de l'enfant que j'avais attendu".
Pour l'auteur, ce n'est alors pas un monde qui s'écroule, mais un monde chargé d'une nouvelle gravité, de nouvelles aspérités, auquel il devra se confronter dans un quotidien transformé à jamais.
Mais ne pas s'y méprendre : Le taureau par les cornes n'est pas une bande dessinée "témoignage de plus". Le livre est avant tout une grande œuvre qui triture son fond en interrogeant sa forme. Si la création de l'ouvrage semble révéler une importance "vitale" dans le parcours de l'auteur, elle n'en est pas moins une réflexion passionnante -et bouleversante- sur "la reconstruction", la mise en forme de ces souvenirs -comme autant de sensations fugaces- qui peuplent le passé.
"Vous connaissez votre souvenir le plus ancien? Un épisode authentique que vous n'auriez pas reconstruit à partir de ce qu'on vous a raconté ou d'une photo que vous auriez conservée dans un album".
Il est rare de lire une bande dessinée en étant ébloui par la qualité de son écriture. Pourtant, c'est l'évidence à laquelle on est confronté dès les premières pages. C'est cette pertinence d'un texte épuré jusqu'à l'essentiel qui parvient à nous saisir, sans nous lâcher, tout au long des 152 pages du récit.
On est submergé d'émotions à la lecture de simples formules dans lesquelles se révèle l'espoir "Emile et sa trisomie exacerbent encore mon acuité paternelle: tout est beaucoup plus lent mais la moindre petite évolution accroche la lumière", des gouffres d’inquiétudes "Je ne sais pas encore de quoi il retourne: la trouille, une foutue vraie trouille, m'enrobe, invisible, génère et se repaît de mon incapacité à voir où et comment on va pouvoir aller", mais aussi admiration non feinte "La fantaisie maternelle s'exprime en un chapelet de formules aux variations multiples, ritournelle résistant au formatage ambiant" ...
Toutes ces bribes de mémoires, ces réflexions éclatées, réussissent à rejeter tout recours commode à la fiction, tout en se chargeant d'une incroyable cohérence et densité formelle. Les pages décrivant la transformation urbaine de certaines rues de Rennes font écho avec force aux bouleversements vécus par l'auteur. De même, les citations de scènes de cinéma -notamment celle du Vol au dessus d'un nid de coucou de Milos Forman-permettent à l'auteur de suggérer les émotions plus que de les décrire. Les ellipses sont utilisées avec une intense pertinence... deux cases blanches suivant la simple phrase "Je reste sans voix." sont gorgées du plus sincère des désarrois. Le livre se compose à la manière d'un puzzle empli de pièces hétéroclites mais où toutes font sens, se répondent jusqu'à s'inventer un espace commun d'une rare cohérence.
Le taureau par les cornes est une immense bande dessinée, dessinant une filiation avec ses prédécesseurs les plus exigeants dont le Livret de Phamille de Jean-Christophe Menu ou le Carnation de Xavier Mussat.
Bruno