« Le Voyage du Commodore Anson » rentre dans la catégorie des bons gros pavés comme on les aime, une lecture parfaite pour l’été où l’appel du large est toujours plus fort… Le dépaysement est garanti, et la passion perceptible des auteurs pour leur sujet y est incontestablement pour quelque chose. A coup sûr, on se laissera très vite embarquer — le terme est on ne peut plus approprié — par cette fantastique épopée tirée d’une histoire vraie et portée par ce vieux rêve millénaire propre à l’humanité : la conquête de territoires « vierges ». Le contexte historique du récit étant la conquête de l’Amérique, il est clairement établi aujourd’hui que ces territoires étaient loin d’être vierges, mais à l’époque, « l’homme blanc », aveuglé par sa soif de découvertes (et d’enrichissement aussi…), s’était enfermé dans un déni visant à déshumaniser les populations autochtones et minimiser leur importance, un déni qui persista pendant plusieurs siècles. Les royaumes européens étaient en concurrence pour asseoir leur domination sur terre et mer, au mépris des peuples indigènes. Pour cela, la fin justifiait les moyens, si odieux soient-ils, et leur mission prétendument civilisatrice s’accompagnait souvent d’actes les plus barbares, toujours sous le sceau du sabre et du goupillon.


Il n’est donc plus question de faire des héros ces conquérants ayant participé à cette vaste entreprise, et d’ailleurs, leurs statues sont toutes vouées un jour ou l’autre à être déboulonnées. Les auteurs, qui l’ont bien compris, se sont attachés à retranscrire en images, de façon factuelle, en s’inspirant du livre-témoignage de Richard Walter, le récit de cette spectaculaire et édifiante épopée maritime de la Couronne britannique. D’ailleurs, on ne verra que très peu les populations dépossédées de leurs terres par les envahisseurs européens, l’action se situant principalement sur l’eau, plus rarement sur la terre. En revanche, on se rendra compte que l’organisation de cette expédition n’avait rien de vraiment glorieux, et que les hommes recrutés de force comme de la vulgaire chair à canon, certains étant parfois âgés ou estropiés, ont en outre terriblement souffert des conditions de vie déplorables sur ces imposants galions et des tâches surhumaines qu’on leur demandait d’accomplir pour éviter le naufrage sur l’océan déchaîné. Des maladies épouvantables telles que le scorbut ou le typhus firent des ravages dans les équipages, entassés dans les soutes. Partis à 2.000 hommes, ils étaient moins de 200 à la fin d’un périple qui dura quatre ans !


Anson fut décrit comme un homme honnête et soucieux du bien-être de ses « compagnons de voyage ». Délaissant sa stature héroïque, les auteurs le présentent comme un type simple avec ses doutes, qui suscitait le respect de ceux qu’il commandait. Celui-ci était apprécié, et ce voyage (qui permit de récolter 400.000 livres avec la prise du Galion de Manille) contribua à son prestige dans tout le royaume de Grande-Bretagne.


Il est impossible de ne pas être admiratif devant le travail accompli par les deux auteurs, tant sur le plan documentaire que graphique. Pour cela, il ne faudra pas se fier à un simple feuilletage de l’objet. Le dessin de Matthieu Blanchin est assez particulier de prime abord, plutôt réussi dans sa représentation contextuelle (décors, bateaux, paysages…) mais exécuté à la main gauche en ce qui concerne les personnages. De même, la vilaine police de caractère dédiée à la trame narrative centrale, de forme manuscrite, semble avoir été conçue par un élève de CM2. Pourtant, curieusement, ces aspects finissent par passer au second plan devant la force de l’épopée et la narration impeccable de Christian Perrissin. Le trait finit même par exercer une sorte de fascination, tant l’on est surpris de ne pas se perdre au milieu de ces nombreux personnages parfois peu identifiables, confirmant le professionnalisme de Blanchin. L’histoire est entrecoupée d’intermèdes documentaires avec des cartes et gravures extraites du livre de Walter ou des citations de Voltaire et Rousseau à propos de l’expédition, ce qui révèle le retentissement qu’a pu avoir un tel récit en son temps. Tout cela contribue à une mise en page variée, rehaussée par un joli travail sur les aquarelles. Bref, le livre ne tombe jamais des mains, bien au contraire : on le dévore littéralement.


Pour nous conter l’épopée de ces vieux gréements, les auteurs se sont appuyés sur une documentation solide, évoquée en début d’ouvrage. On a plaisir à contempler ces vieilles cartes et gravures d’époque qui ne font que renforcer l’immersion du lecteur, rappelant un peu le « Florida » de Jean Dytar. Que vous appréciez ou pas les récits maritimes durant la « conquête de l’Amérique », cette lecture, dont le souffle incroyablement captivant compense largement les petits « défauts » mentionnés plus haut, vous est chaudement recommandée.

LaurentProudhon
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le 5 nov. 2021

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