Maximortal
7.6
Maximortal

Comics de Rick Veitch (1993)

Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute autre. Toutefois une connaissance préalable de Superman et de ses créateurs Joe Shuster (1914-1992) & Jerry Siegel (1914-1996) permet de mieux comprendre le propos de l'auteur. Il comprend les 7 épisodes de la minisérie, initialement publiés en 1992/1993, écrits, dessinés et encrés par Rick Veitch. Cette édition VO est en noir & blanc (la VF est en couleurs), le coloriste étant Sam Parsons. Elle s'achève avec une postface de Rick Veitch de 11 pages développant deux thèmes du récit : la manière dont l'industrie des comics a traité Siegel & Shuster, et Superman comme incarnation du concept du surhomme développé par Friedrich Nietzsche.


Le premier juillet 1908, dans la région de Toungouska, en Sibérie Centrale d'ans l'empire russe, un trappeur cosaque chevauche son cheval, avec un cheval de bât en remorque, pénétrant dans une zone dévastée, avec un cratère encore fumant. Il passe devant un cadavre d'ours déjà attaqué par des insectes. Il avance dans une zone où la roche semble avoir été comme vitrifiée. Il descend de cheval en arrivant devant une carcasse de mammouth dont l'une des cuisses a été mise à rôtir sur une broche géante. Il en découpe un minuscule morceau qu'il savoure immédiatement. Il entend comme un bruit derrière lui et se retourne : ses deux chevaux sont couchés au sol, morts. Il prend refuge derrière des rochers, sans se rendre compte qu'une entité humanoïde femelle descend du ciel derrière lui. Des rayons sortent de ses yeux, brûlant vêtements, poils et cheveux. L'entité sourit, dispose du trappeur comme elle l'entend puis va accoucher dans la rivière. Elle crée une sorte d'œuf en faisant fondre la roche, pour y abriter le nouveau-né et le lance loin dans le ciel. Cette opération terminée, l'entité est devenue un géant de sexe mâle. Le trappeur se redresse sur son séant en le regardant partir dans le ciel, tout ça sans avoir prononcé un seul mot, un seul son.


06 janvier 1918, au lieu-dit Visitation une zone désertique au Nouveau Mexique, George Winston est en train de chercher de l'or en tamisant les roches qu'il a taillé avec sa pioche, pendant que sa femme Meryl attend dans son véhicule à plateau motorisé qu'il est en train de charger avec les caissettes de minerai. Il constate qu'il n'a trouvé aucun métal précieux, depuis deux ans qu'il prospecte sur son terrain. Sa femme lui dit que leur chance va bientôt tourner, car l'ange lui a dit : ils vont bientôt devenir une famille. Son mari se moque d'elle car elle a toujours refusé toute relation charnelle. Elle évoque l'immaculée conception de la Vierge Marie. Une météorite laisse une trace dans le ciel : en fait il s'agit d'un morceau de roche qui s'écrase non loin de là. George monte dans son véhicule, démarre et se dirige vers le point d'impact. Ils y découvrent comme un œuf géant, avec un jeune garçon qui en sort, pour aussitôt se rendormir. Meryl l'adopte incontinent. Ils le ramènent chez où il reprend conscience et fait preuve d'une force herculéenne. Sans faire exprès, il traverse un mur en bois de la maison, puis il mord un doigt de George le sectionnant net. Il se rendort en approchant du camion. Puis il se réveille à nouveau, s'installe sur les épaules de George et l'oblige à marcher vers le désert. 07 janvier 1918, dans une faille géologique au Nouveau Mexique, le trappeur s'enfonce dans une grotte peuplée de chauve-souris. Il est en plein trip sous mescaline.


Dans un premier temps, le lecteur peut se dire que l'auteur ne s'est pas foulé : une reprise à l'identique des origines de Superman, mélangée à l'histoire de ses deux créateurs, pour une dénonciation des pratiques du métier, avec des dessins dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contours un peu gras. D'un autre côté, en 1992-1994, la mise en abîme de la création des superhéros constituait encore un genre peu exploré. C'est vrai qu'à la lecture, on peut voir un ressenti un peu bizarre : certains éléments visuels contiennent une forme d'exagération outrée : l'entité féminine avec des attributs extraordinairement développés que ce soit sa poitrine, ou sa musculature, les expressions de visage traduisant des émotions intenses de situation de stress avec des grosses gouttes de sueur, des cases avec des bordures en polygone irrégulier, quelques touches gore bien sales, quelques cases avec du texte à côté, quelques cases avec de la nudité frontale. Pour un lecteur habitué aux comics de superhéros DC ou Marvel, il y a une phase d'adaptation à la narration visuelle qui n'est ni aseptisée, ni normalisée.


Dans un deuxième temps, le lecteur peut se dire que c'est quand même trop bizarre : la scène d'introduction de 11 pages sans phylactère ni cartouche de texte, Meryl Winston persuadée qu'un ange lui parle et en tout cas elle a connaissance d'événements qui vont survenir, l'individu appelé El Guano (la fiente, la déjection) qui se baigne dans une mare de déjection de chauve-souris, le jeune Wesley qui arrache la tête des êtres humains et les collectionne, les problèmes digestifs de Jerry Spiegal, le vomi de l'acteur Byron Reeves sur l'actrice qui lui donne la réplique, le regard halluciné de True-Man quand il utilise ses rayons oculaires. Rick Veitch introduit un décalage par rapport à l'ordinaire, dans à peu près tout, à commencer par ces noms Jerry Spiegal (scénariste) & Joe Schumacher (dessinateur), en lieu et place de Jerry Siegel & Joe Shuster, les créateurs de Superman. Cette étrangeté peut même rebuter le lecteur, comme si le mode d'expression et même le mode de pensée de l'auteur comportaient trop d'idiosyncrasies, soit parce qu'il ne fait pas d'effort pour se conformer à raconter de manière classique, soit parce que ce qu'il raconte est trop différent des schémas de pensées habituels. Après quelques dizaines de pages, le lecteur éprouve la sensation que le récit est même un peu décousu, dans un troisième temps. Certes, True-Man est un personnage central autour duquel tout le reste s'articule, mais tout le reste comprend aussi bien une référence directe à l'événement de la Toungouska (30/06/1908), un chercheur d'or, qu'un individu défoncé à la mescaline, l'un des premiers tests civils du parachute, la dernière journée de Sherlock Holmes, le développement de la bombe atomique et son test sur le site de Los Alamos au Nouveau Mexique, des vers de terre sortant de la tête d'un homme vivant, par ses orbites, son nez, sa bouche, ses oreilles. Ça ne part pas dans tous les sens, mais il y a beaucoup d'éléments hétéroclites.


Dans un quatrième temps, le lecteur s'aperçoit qu'en fait ce récit est très fort. En fonction de sa familiarité avec Superman et de son degré d'investissement dans le personnage. Il parvient à un moment du récit où il se dit que c'est exactement ça. Cela peut survenir assez tôt quand Wesley Winston est hors de contrôle, pique une colère et son usage incontrôlé de sa force occasionne des destructions de grande ampleur : c'est une évidence car un enfant en colère ne se maîtrise pas et avec la force de Superman ça ne peut que devenir mortel. Cela peut survenir plus tard quand Siegel & Shuster prennent conscience que leur création rapporte des centaines de milliers de dollars à l'employeur dont ils ne voient pas la couleur, ou encore quand une séquence se déroule à South Downs dans le Sussex, le 17 juin 1924. Il s'agit du dernier jour de Sherlock Holmes et il assiste à l'apparition de True-Man dans son rucher. Le lecteur comprend que True-Man cause la mort du détective : un personnage de fiction d'un type nouveau vient de supplanter un personnage de fiction plus ancien. C'est l'avènement d'une nouvelle ère, d'un nouveau modèle de héros, d'un surhomme. Cette scène s'avère très intense car Rick Veitch représente les décors avec minutie, avec une reconstitution historique de bonne facture, et un Sherlock Holmes aussi intense qu'on peut l'imaginer. Ce niveau de compréhension est accessible à tous les lecteurs, ainsi que le concept de personnage devenu obsolète du fait des capacités extraordinaires de True-Man.


De même (dans un cinquième temps), le lecteur lambda perçoit bien le commentaire amer sur l'histoire personnelle de Joe Shuster & Jerry Siegel. Certes ils ont signé un contrat type avec leur éditeur, pratique normale à l'époque de main d'œuvre, mais l'éditeur en question s'est montré particulièrement impitoyable. Certes Rick Veitch en rajoute une couche en amalgamant cette histoire vraie avec l'ascension de Walt Disney (appelé Sydney Wallace dans le récit), mais ça ne rend pas ce processus capitaliste moins écœurant. D'autant que les dessins montrent deux individus très normaux pour Joe et Jerry, soucieux de bien faire, vivant très modestement, avec des problèmes de santé, et que Sydney Wallace se montre impitoyable. S'il est familier de l'histoire de ces 2 créateurs et des comics en général, le lecteur remarque tout de suite la précision des scènes développées par l'auteur. Effectivement, ils ont travaillé pendant des années avec un salaire minimum, pendant que la maison d'édition engrangeait des bénéfices énormes, sans aucun retour pour eux. Il se rend compte que les moments les plus énormes sont ceux qui relatent des faits réels : Jerry Siegel a bel et bien été postier et il livrait le courrier dans les bureaux de l'éditeur publiant les aventures de Superman après qu'il l'ait licencié. Ce n'est pas Siegel, mais Joe Simon (1913-2011) qui a découvert qu'il existait un film de Captain America (cocréé par lui et Jack Kirby) en allant au cinéma, son éditeur ne lui en ayant rien dit. Le lecteur identifie sans peine Will Nozner comme étant une référence à Will Eisner (1917-2005). Il lui faut un peu plus de culture comics pour identifier une case la planche 124 (un zoom sur un œil en très gros plan jusqu'à voir l'irrégularité des traits de contour) comme étant une citation directe d'une case de l'épisode 1 de Miracle/Marvel d'Alan Moore. Etc.


Mais quand même, le lecteur se demande bien pourquoi l'auteur a choisi de transformer les vrais noms. Il suppose qu'il ne voulait pas nuire à l'image de Joe Shuster & Jerry Siegel. Mais pourquoi avoir transformé Robert Oppenheimer (1904-1967, directeur du projet scientifique Manhattan) en Robert Uppenheimer ? Littéralement, Rick Veitch raconte une histoire inventée sur la base de faits réels : l'utilisation de noms très proches a pour effet à la fois d'évoquer les personnes réelles (Docteur Fredrico Warthumb pour Fredric Wertham Bill Games pour William Gaines, Byron Reeves pour Christopher Reeves & George Reeves), à la fois de bien indiquer qu'il s'agit d'une fiction, de personnages inventés. D'ailleurs, dans une séquence, True-Man rencontre Doctor Blasphemy, un personnage de Brat Pack (1990/1991) de Rick Veitch. Par ce changement de noms, l'auteur attire l'attention du lecteur sur la nature fictionnelle de son récit, sur le fait qu'il se déroule dans le monde des idées, créant une mise abîme avec le fait que True-Man est aussi un personnage de fiction créé par Jerry Spiegal & Joe Shumacher, eux-mêmes des personnages de fiction, pour Cosmo Comics, un éditeur de fiction. Ce thème de la création se prolonge quand El Guano crée une sorte de golem, bien vivant dans ce monde de fiction. Avec le recul, et en lisant la postface rédigée par l'auteur, le lecteur perçoit que True-Man n'est pas qu'un thème unificateur de séquences semblant parfois hétérogènes (par exemple le contraste entre la vie de Siegel & Shuster, et celle d'El Guano). Superman (sous l'avatar de True-Man le MaxiMortel) est un personnage de fiction qui a des conséquences très réelles sur les êtres humains, que ce soient ses créateurs, son éditeur, la maison d'édition, l'acteur qui l'incarne au cinéma, les parents qui achètent des jouets ou des déguisements pour leurs enfants, la culture mondiale. C'est un personnage qui, vu sous un certain angle, n'est pas loin de disposer d'une vie propre, une idée ou un concept qui évolue et prend de l'ampleur, quasiment comme un être vivant.


Dans ce sixième temps, il apparaît que Rick Veitch met en scène cette idée qu'un élément imaginaire puisse avoir une réalité, que l'imagination puisse créer la réalité. Cela apparaît clairement dans le récit quand Albert Einstein (1879-1955) a écrit une nouvelle formule sur son tableau : Réalité = Croyance * Conscience². Cela est explicité dans la postface quand Veitch cite les théories de Lyall Watson (1939-2008, biologiste Sud-Africain) & Michael Talbot (1953-1992, théoricien d'un mysticisme quantique et de modèles de réalité qui font de l'univers un hologramme) : l'information est vivante. En fonction de la sensibilité du lecteur, cela peut lui paraître une évidence ou totalement absurde. C'est toute l'habileté et l'intelligence de l'auteur d'avoir su préserver les 2 interprétations dans son œuvre. Mais quand même : le lecteur le plus cartésien ne peut pas se départir de l'idée que toutes ces séquences bizarres et ces événements décousus participent bien d'une même réalité, et qu'il parviendra à identifier le schéma qui les rend logiques tellement le récit est convaincant, même s'il ne souscrit pas à l'idée d'une information qui se développerait comme un être vivant.


Après avoir démonté violemment les assistants adolescents des superhéros dans Bratpack, Rick Veitch met en scène la création de Superman et la vie de ses créateurs dans un récit foisonnant, attestant d'une connaissance fine de l'histoire des comics, créant des liens avec des événements à l'échelle mondiale, évoquant l'avènement du surhomme prédit par Friedrich Nietzsche (1844-1900), pointant du doigt ses retombées sur l'inconscient collectif et les archétypes, dans une narration très charnelle jusqu'à générer un malaise physique chez le lecteur. Chef d'œuvre.

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le 13 sept. 2020

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