1944, Japon.
La Guerre du Pacifique fait rage. Le Japon, qui avait entamé au début du siècle un vaste plan d'invasion des iles voisines ainsi que de la Chine, la Corée et la Mandchourie, dans un fantasme de "Grande Asie" dominée par le peuple japonais élu des dieux, ce conflit-là démarré en 1941 avec les États-Unis, tourne définitivement au désavantage du Soleil Levant.
Les îles conquises tombent les unes après les autres face au barbare américain, auquel une armée japonaise sous-équipée mais tenace, fait face jusqu'à la mort. En effet, dès 1943, c'est la mise en place des unités kamikazes, censées être la tactique ultime contre la marine américaine; 1944, c'est l'instauration presque systématisée du Gyokusai, la "Charge suicide", qui comme son nom l'indique vise à ne jamais reculer face à l'ennemi, à lancer une ultime charge courageuse contre l'ennemi, par refus obstiné d'être fait prisonnier par le chien venu de l'Ouest. Aucune chance de victoire dans ces tactiques meurtrières, mais la seule perspective de démontrer la supériorité de l'esprit national japonais face au faible envahisseur américain.
Et la population, me direz-vous ? Désœuvrée, torturée, flouée. De pauvres gens endoctrinés dès leur plus jeune âge par la propagande nationaliste du gouvernement, persuadés que chaque privation dont ils font l'objet, chaque confiscation et chaque punition sont justes, car contribuant entièrement à l'effort de guerre. Pensez donc que vers la fin du conflit, l'armée en fut réduite à réquisitionner les casseroles et cloches des temples pour palier aux pénuries de métaux, que des milices étaient formées à la maitrise de la lance de bambou pour lutter sur le territoire contre les mitrailleuses américaines, et que des enfants d'à peine 15 ans étaient sortis de l'école pour partir au combat sous-entrainés, quand ils n'étaient pas envoyés par la pression dans les divisions kamikazes.
Mais que pouvaient faire les milices de pompiers entrainées à éteindre les incendies déclenchés par les bombardements face à des pluies de feu qui ont tout balayé ? Que pouvaient protéger de rustiques abris souterrains face à la fureur du B29 ? Kobe ? En ruine. Tokyo ? Des cendres.
Beaucoup d'efforts, beaucoup de sacrifices et de souffrances, un nombre incalculable de morts des deux cotés du fusil. Et pourtant tout s'effondra d'un coup le 6 aout. Hiroshima. Et devant le refus obstiné du gouvernement de capituler, une autre date fatidique, le 9. Nagasaki.
La fin du cauchemar ? Pensez-vous. La lutte avait débuté par un bain de sang (Pearl Harbor), et elle ne se conclurait que lorsque le dernier citoyen du glorieux empire du Japon rendrait l'âme les armes à la main. Si la victoire n'était plus qu'un lointain souvenir, qu'au moins la défaite soit glorieuse, éternelle et surtout sanglante.
Qu'est-ce qui mit enfin un terme à cette détermination, me demanderez-vous ? Rien de moins que l'entrée en guerre de la Russie, qui déferla sur les territoires chinois conquis par l'armée japonaise comme une tempête rouge inarrêtable. Deux fronts impossible à tenir en même temps, c'était bien trop. 15 aout. Discours de l'Empereur Hirohito à la radio nationale, la première fois que le peuple entendait la voix de son dieu, s'exprimant dans un langage de cour archaïque pour leur annoncer la fin définitive des combats. L'ironie voulut que l'aigle rayonnant et l'ours des neiges éternelles, futurs ennemis immortels, aient par leurs efforts simultanés mais non conjoints mis fin à la Seconde Guerre Mondiale.
La fin de la folie.
Car de folie, il n'en est en fait que question dans La Croix grise, recueil de 4 histoires courtes mettant chacune en scène la Guerre du Pacifique, du point de vue des civils innocents, et le plus souvent des enfants, âmes innocentes broyées bien trop vite par un conflit trop grand pour eux.
La première, Le Garçon qui aimait les insectes, se passe en 1945, alors que les enfants des grandes villes sont envoyés à la campagne pour éviter les bombardements. C'est une belle histoire qui met bien en avant la rigidité absurde du système nationaliste nippon, où les professeurs en viennent à molester leurs élèves simplement pour s'intéresser aux insectes, ce qui selon eux ne contribuerait pas à l'effort de guerre et serait donc antipatriotique. De la même façon, l'auteur met en avant les milices de pompiers entrainées spécifiquement pendant la guerre pour lutter contre les incendies créés par les bombardement, qui auront beau être idéalisées par le reste de la population et longuement préparées, ne serviront strictement à rien face aux bombes incendiaires américaines. La deuxième partie de l'histoire nous montre d'ailleurs le fameux bombardement de Tokyo, une gigantesque fournaise meurtrière qui a complètement annihilé la ville. Récit amer, et peut-être assez proche du Tombeau des Lucioles par certains aspects.
La seconde histoire, De la neige sur la colline Mabuni, raconte la bataille d'Okinawa (1er Avril - 22 Juin 1945) du point de vue de la population. A nouveau un récit très dur, qui nous fait entrevoir la partie militaire de la guerre et les excès de celle-ci. Nonobstant le fait que l'armée recrute des soldats bien trop jeunes et mal entrainés pour aller sur le front, Tetsuo Aoki démontre l'hypocrisie immense et la barbarie de l'armée japonaise, qui pour servir les intérêts bellicistes du gouvernement était prête à taire des incidents graves comme un navire marchand coulé par la marine américaine et à tuer les contrevenants, ainsi que les "espions", que les soldats identifiaient à leur dialecte propre à Okinawa. Ces mêmes soldats convaincus de devoir tenir leurs positions jusqu'à la mort comme des forcenés malgré les appels à la reddition des américains, se retrouvaient à embarquer dans leur folie les civils innocents qui étaient abattus s'ils osaient tenter de se rendre. L'ironie suprême est bien là : Défendre la patrie japonaise au mépris de ses propres sujets. Comment ce pays a-t-il pu à ce point perdre la tête ? L'auteur marque d'ailleurs magnifiquement bien ce renversement total des valeurs dans son final, où alors que les civils sont à la merci des soldats américains et persuadés d'être exécutés, ces mêmes américains se révèleront simplement humains, capables de ressentir, comme les japonais, la tristesse. Émotion universelle qui fut particulièrement commune en cette période.
Troisième histoire, Les Souliers Rouges, un passage obligé qui ne nous raconte ni plus ni moins qu'Hiroshima. Ou plus exactement, nous raconte l'histoire d'un journaliste qui a quitté Hiroshima peu avant le bombardement fatal. L'homme étant chargé de créer l'information, il est parfaitement conscient des manipulations du régime impérial orchestrées via celle-ci, et se révolte de l'embrigadement de la population, qui scande en boucle des termes comme "sacrifice pour la patrie" ou "l'immortalité du pays des dieux", des mots totalement creux qui sont pourtant tout ce à quoi elle peut encore s'accrocher; et de la même façon, il se montre scandalisé que le 28 juin, le gouvernement japonais ait refusé d'accepter la reddition proposée par les Alliés, qui était pourtant leur seule chance de s'en sortir avant que ne s'ouvrent les portes de l'Enfer. Si Aoki ne nous montre pas directement le cataclysme d'Hiroshima (ce cher Gen l'a fait pour lui quelques décennies plus tôt), il ne prendra pas de gants pour nous en montrer les conséquences, avec des visions de cauchemars ! La ville en ruines, des monceaux de cadavres à tous les coins de rue, des survivants défigurés par les brulures quand leur chair n'a pas simplement fondu sous le coup des radiations. Les survivants a priori indemnes ne sont pas pour autant à l'abri, puisque rode encore dans les ruines ce que William Burchett, premier journaliste occidental arrivé sur place en septembre 1945, appellera "The Atomic Plague", les maladies mortelles provoquées par les radiations de la bombe. L'armée américaine avait réussi à justifier le bombardement de Hiroshima par la présence d'une usine et d'une petite base militaire dans la ville, justification bien maigre pour ce qui au final ne fut qu'un test sur le terrain de l'arme atomique, qui d'ailleurs avec ses radiations mortelles serait à ranger dans la catégories des bombes sales, très ironique pour les américains qui s'étaient vanté de ne bombarder que les zones stratégiques sans dégâts collatéraux. Ça vous rappelle quelque chose ?
La dernière histoire n'apporte pas forcément grand chose de plus que les précédentes, bien qu'elle soit la plus longue. Dans La Croix grise, nous y voyons entre autres choses la ville de Kobe d'avant le célèbre bombardement de 1945, où l'effort de guerre prend des proportions ridicules, les animaux de compagnie étant abattus pour faire de la viande en conserve; les enfants, complètement ahuris par les mensonges qu'on leur apprend à l'école, jouent à la guerre entre japonais et américains. Les rares communautés catholiques de l'archipel, pourtant pacifiques, deviennent également des cibles pour les autorités, leur religion étant celle de l'ennemi qui déverse le feu sur leurs villes. Cette fameuse "Croix grise", c'est bien celle d'un dieu bien trop silencieux, trop absent et qui ne semble pas avoir pris en pitié le peuple japonais. Dieu est américain, il faut croire.
Dans cette guerre où l'horreur et l'absurde ont marché main dans la main, difficile de dire qui fut le plus monstrueux. Une chose est sûr, la Guerre du Pacifique a changé à jamais le Japon, qui ne sera plus jamais le même après la fin de l'occupation américaine en 52. Encore aujourd'hui, il est commun que nous trouvions des stigmates de la guerre et de ses atrocités dans nos œuvres nippons préférées. Entretemps, le pays aura eu le temps de se reconstruire, les morts seront enterrés et un impressionnant devoir de mémoire s'est mis en place. La question des crimes de l'armée japonaise durant la guerre reste le grand tabou qu'aucun auteur n'a jamais osé lever.
Un pays peut-il vraiment se regarder dans la glace après que tous ses efforts aient été vains ? Quand cette fierté de la patrie, cette arrogance d'appartenir à un empire immortel élu des dieux, quand cette utopie d'un Soleil Levant éternel s'effondre, que reste-t-il ?
La plus grande tare du Japon impérialiste fut exactement ça : L'orgueil.
Et quand le pays l'a perdu, il dut réapprendre à vivre autrement, non plus comme un conquérant mais comme un voisin amical. Contraint et forcé, certes, mais c'était la seule voie possible.
Les jeunes générations, dont Tetsuo Aoki fait partie, auront encore à subir les conséquences des décisions du gouvernement japonais de l'époque, ainsi que celles de cette humiliation nationale. Porter un poids terrible légué par leurs ancêtres. Après tout, s'il y a bien quelque chose d'immuable au pays du Soleil Levant, c'est l'héritage laissé par le passé.
Gageons qu'il ne soit jamais oublié.
A qui la faute ?
Comment est-ce arrivé ?
Pourquoi s'entretuer ?
Rien ne pourra justifier les tueries...
Jamais...