Travelling Square District
6.1
Travelling Square District

BD franco-belge de Greg Shaw (2010)

Malgré son nom très américain, l’auteur est belge. Autant prévenir d’emblée, son œuvre n’a qu’un très lointain rapport (la lisibilité du trait essentiellement), avec la BD franco-belge classique. Greg Shaw est un expérimentateur, avec un goût prononcé pour l’art contemporain et la recherche narrative.


La couverture (format carré 25,5 cm de côté) présente une vue unique (1,80 m de côté pour l’original) où toute l’action va se passer. Pour l’instant on ne voit aucun personnage, comme si l’auteur nous présentait le décor avant le lever de rideau. Ce décor, fondamental, Greg Shaw l’a composé de façon méticuleuse à partir d’une photo de la ville de Sidney (Australie) où il a ajouté et retiré des éléments, en assemblant plusieurs feuilles A4. La couleur et les personnages ont été réalisés par voie informatique. Parmi les ajouts, on note une statue de la Liberté nue et enceinte présentant un téléphone portable à la place de la torche que nous connaissons bien. La statue est placée juste devant une affiche annonçant une expo Darwin. Sur la gauche, on repère l’enseigne du « Abstract Art Museum » alors qu’au premier plan on remarque une piscine avec deux plongeoirs en béton. La statue se reflète sur la surface en verre d’un building. Il fait beau, mais le ciel bleu contient de légères volutes nuageuses.


Le concept de l’album est simple et étonnant. Le lecteur se retrouve dans la position d’un observateur qui déplacerait son regard horizontalement ou verticalement, dans un sens ou dans l’autre (avec parfois des hésitations), suivant l’intérêt qu’il porterait à telle action ou tel détail. Le lecteur est dans une situation qui rappelle vaguement celle de James Stewart dans Fenêtre sur cour et plus sûrement celle du personnage d’Harrison Ford dans Blade Runner quand il examine une photo avec un dispositif électronique de mise au carreau lui permettant de zoomer pour chercher des indices dans des zones précises.


On observe donc quelques scènes avec des bribes de dialogue, pour capter des informations et tenter de comprendre les visées de quelques personnages. Parmi ceux-ci, un homme qui voudrait se débarrasser de sa femme pour roucouler avec sa maîtresse. L’homme est sous écoute policière, car il est lié à une vague terroriste. Le terroriste en question s’amuse aux dépens de la police et des habitants de la ville. Il semble en particulier tenir l’art moderne en piètre estime. C’est évidemment ironique, puisque l’album fait l’éloge de l’art moderne en explorant le domaine de la narration avec les moyens du neuvième art.


La narration ? Elle débute avec la petite flèche du symbole « Play » située en haut à gauche du titre dans les nuages, et guide le lecteur vers une succession de travellings et de zooms, plaçant d’emblée cette BD dans la mouvance expérimentale à tendance cinématographique. Concrètement, l’album présente des planches muettes de 16 cases alignées au cordeau, où le regard du lecteur le fait passer d’un élément du décor à un autre, verticalement ou horizontalement. Quand on tient un lieu précis avec quelque chose de particulier à observer, les deux planches suivantes (pages en vis-à-vis) ne contiennent plus que 4 cases chacune (plus grosses que sur les autres planches, par un effet de zoom), l’auteur se permettant parfois d’intégrer des sortes de flashbacks sous forme de dessins en noir et blanc. On observe alors des personnages avec leurs actions et le dialogue qui permettent de comprendre ce qui se passe.


Il y a une intrigue policière, une intrigue terroriste et une intrigue sentimentale, le tout avec des dialogues réduits, ce qui n’empêche pas les traits d’humour.


La réussite narrative est indéniable. Autre point très positif, la recherche sur les couleurs qui fait de chaque planche une œuvre d’art à part entière. Par contre, le pari de guider l’œil par des travellings n’est qu’une demi-réussite à mon avis, car le lecteur est trop tenté par l’avance rapide quand il n’y a aucun dialogue. Résultat, on peut passer à côté de la volonté du dessinateur de donner un certain rythme en comptant sur l’attention portée à chaque case successive. Quand on voit des fenêtres toutes identiques défiler (quel que soit le sens), surtout en première lecture, on avance plus rapidement que ne le ferait une caméra. Et puis, finalement, l’impression qu’on conserve une fois l’album terminé (142 planches), c’est qu’on est resté un peu étranger à tout ce qui vient de se passer. Pas à cause du décor où les couleurs sont belles, mais parce qu’on est resté constamment à distance de ce qui se passait (les personnages s’expriment mais restent des silhouettes aperçues de loin). Plutôt que la froideur des décors, c’est celle des personnages qui ressort. Illustration avec les noms des personnages qui sont tous des anagrammes du nom du dessinateur, oui mais avec son prénom complet : Gregory.


Ceci étant, la recherche narrative rapproche Greg Shaw de Marc-Antoine Mathieu (une référence), du côté des expérimentateurs de talent.

Electron
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le 11 mars 2015

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Electron

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