Je n’attendais pas vraiment un sixième épisode pour « Les aventures de Jérôme Moucherot » (le précédent « Le manifeste du mâle dominant » datant de 2012 m’ayant un peu agacé par son titre, même s’il était à prendre au deuxième degré). De plus, je regrette l’abandon du format d’origine, avec ces beaux albums où le fond en peau de tigre débordait jusque sur la tranche, faisant en sorte qu’on les repère immédiatement sur un rayonnage en librairie. Il est vrai qu’il existe de moins en moins de librairies pouvant se permettre de garder cette série en magasin. Quant aux médiathèques, face au problème de la place nécessaire, elles utilisent de plus en plus les bacs. Alors…


Bref, nous voilà avec un album aux dimensions classiques (27,9 x 21,3 cm) mais dont l’épaisseur dépasse largement le petit centimètre d’une BD de série franco-belge (162 pages numérotées + 14 sur lesquelles je reviendrai, car elles font écho à la couverture).


Pour celles et ceux qui craindraient comme moi un album de commande qui n’apporterait rien à la série, je vous rassure tout de suite : François Boucq n’a rien perdu de son inspiration loufoque et sans limite. Il place d’emblée son personnage dans une situation comme il les affectionne : à la fois inattendue et typique de l’univers surréaliste qu’il explore dans cette série. Un matin au réveil, Jérôme Moucherot ne se reconnaît plus. Il échange avec son double : son reflet dans la glace. L’échange n’est pas que verbal. Nouvelle occasion pour Boucq de montrer ce que son coup de crayon peut développer avec son imaginaire et le support BD. En quelques dessins, il nous immerge dans un fantastique complètement débridé à l’ambiance unique. On pourrait y voir des réminiscences de Lewis Caroll (littérature), mais aussi de Fred et Marc-Antoine Mathieu (BD), mais cela reste typique son imaginaire, avec ce mélange de provocation (non sans lourdeur parfois) et d’innocence de son personnage. Par contre, la vraie déception vient des couleurs (signées Alexandre Boucq). Globalement, elles sont pâles, sauf à partir de la page 142. Même le costume de Jérôme Moucherot subit cet effet. Le but serait-il de s’affranchir de la couleur comme artifice de séduction ? Plus que jamais, on sent que le dessinateur vise un public qui ne se contente pas de rechercher des aventures originales. Il est clair (d’où peut-être l’envahissement par le blanc) qu’il cherche l’approbation d’un public qui comprendra ses références. Ici, clairement, sa première référence va vers la peinture, avec une couverture qui ne peut que rappeler Magritte (il enfonce le clou avec la quatrième de couverture et un dessin qu’on retrouve en page 1). D’autre part, avec son titre « Une quête intérieure tout en extérieur, histoire de pas salir chez soi » il vise du côté de l’introspection. Il annonce un thème très intellectuel avec une mise en abyme et un complément de titre qui fait dans l’ironie et cherche à tempérer l’aspect intellectuel qui pourrait rebuter en omettant le « ne » qui ferait une phrase trop bien tournée et propre à donner le vertige. Ce n’est certainement pas un hasard, car il va placer Jérôme Moucherot dans quelques situations vertigineuses (décor parfois très épuré, qui peut même agacer) que ne renierait pas Marc-Antoine Mathieu.


Dans un premier temps, l’album présente ses péripéties à la façon de chapitres ponctués par un dessin occupant une planche entière. Puis, Jérôme Moucherot rencontre un diablotin qui se propose de le coacher. L’épisode traine un peu en longueur, Jérôme subissant une créature qui ne pense qu’à s’amuser : s’enivrer et courir les femmes. Puis il l’entraine dans le trou du cul du monde et le scénario décolle enfin ! Il faut dire que le dessinateur reprend jusque-là des situations que les habitués de la série reconnaissent : personnages (la famille de Jérôme) et situations (ambiance à la maison, départ le matin, traversée d’un pont de lianes, etc.)


Bien entendu, la quête de soi ne sera qu’un prétexte pour de nouvelles situations inimaginables (sauf pour le cerveau complètement déjanté de François Boucq), qui le verront retourner dans son foyer d’une manière qui n’est pas sans rappeler celles de Philémon le personnage imaginé par Fred. Toujours aussi ironiquement, Jérôme Moucherot pourra s’asseoir à table pour un dîner en famille où il passe pour un héros. Pour mémoire, il exerce le noble métier d’assureur et c’est lui qui fait « bouillir la marmite ». Sa femme est un modèle de femme au foyer, ses enfants l’adorent et lui sautent au cou quand il rentre. Il vaut mieux connaître la série pour bien saisir l’ironie, puisque les aventures de Jérôme Moucherot (moucheron, à une lettre près) ne le voient ici jamais au travail, bien au contraire. Ce que montre Boucq, c’est une famille avec le père en travailleur héros des temps modernes, la femme qui reste à la maison faire la cuisine et les enfants qui vont sagement à l’école, modèle familial adopté par des "idéalistes" tout ce qu’il y a de plus conformistes.


Mais dans cet album, Boucq ne fait qu’enfoncer le clou. La nouveauté est sa façon de faire référence à quelques dessinateurs (comme eux, il s’affranchit par moments de la narration par vignettes successives) et surtout des peintres. Son univers le rapproche donc du surréalisme dont il partage le goût pour un humour où l’absurde est renforcé par quelques jeux de mots. Ainsi, dans les 14 dernières pages, il caricature quelques toiles célèbres pour placer Jérôme Moucherot dans des postures clin d’œil, avec des légendes franchement amusantes.

Electron
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le 28 avr. 2019

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