En mai dernier, "La Partition de Flintham" nous faisait découvrir, émerveillés, l’Art de Barbara Baldi, graphiste italienne plus qu’inspirée, capable de créer des ambiances saisissantes à l’aide de taches de couleurs et de lumières composant des paysages aussi abstraits – quasi mentaux – que fabuleusement évocateurs.
Présentée par l’auteure comme une ode à la résistance, "Ada" se déroule pendant la première guerre mondiale, en Autriche, mais cette localisation géographique et temporelle n’a que peu de conséquences sur un récit qui se concentre sur l’isolement, physique et émotionnel, d’une jeune femme littéralement prisonnière de son père, un homme frustre blessé par l’abandon de sa femme, qui l’a quitté pour connaître une vie un peu plus « mondaine », comme on le découvrira rapidement. Comment Ada peut-elle survivre, accablée par les rudes tâches physiques que son père lui impose en permanence, constamment harcelée par la haine des femmes que ce dernier transpose sur elle ? Grâce à l’amour d’un petit chien, mais surtout grâce à la peinture, à laquelle elle s’adonne en secret, soutenue à distance par un mécène viennois. On se doute dès le début que le drame couve, au sein d’une nature constamment menaçante, oppressante, encore une fois sublimement recréée par une Barbara Baldi qui transcende ici toutes les tentatives picturales « habituelles » de la BD contemporaine.
Plus que dans "La Partition de Flintham", qui déjà montrait l’Art comme en guerre avec le pragmatisme de la vie, voire contre les nécessités de la survie physique, "Ada" a quelque chose d’autobiographique : en passant de la Musique à la Peinture, en mettant dans la bouche des critiques jugeant du travail d’Ada la phrase « La façon dont elle utilise la lumière… » - ce qui peut être dit textuellement à propos des romans graphiques de Baldi -, l’auteure ne nous raconte-t-elle pas ici, encore plus clairement que dans son premier livre, son combat quotidien pour exister au sein d’un monde hostile ? Les privations physiques et l’hostilité du monde et de la société, voire l’hostilité masculine, n’est-ce pas là le quotidien d’une jeune artiste aussi douée qu’ambitieuse comme elle ?
S’il y a un léger bémol à mettre à notre célébration du talent de cette jeune auteure qu’est Barbara Baldi, c’est peut-être, comme pour son livre précédent, à propos de sa difficulté à assumer toute la vraisemblance de son récit – on saisit mal par exemple comment Alda peut se rendre aussi facilement de sa forêt au centre de Vienne -, et surtout sa difficulté à terminer son histoire autrement qu’abruptement. C’est certainement un choix narratif, mais c’est aussi une petite frustration pour le lecteur.
Là où "Ada" va plus loin que "La Partition de Flintham", c’est dans la disparition de la parole : peu de dialogues entre les personnages, et surtout ces longues pages uniquement figuratives, consacrées à une description inhabituellement bouleversante de la nature, présentée ici comme hostile – la pluie, la neige, le froid, les arbres dénudés de l’hiver autrichien – et surtout comme une prison pour la jeunesse vibrante de l’artiste. Cette démarche ambitieuse nécessite donc de la part du lecteur une manière différente de « lire cette BD », ralentir son rythme, ne pas chercher des yeux automatiquement les fameuses « bulles », mais prendre le temps, comme face à un tableau dans un musée, de se laisser pénétrer par l’intense beauté, par la magie même des compositions colorées et lumineuses de Barbara Baldi : c’est à cette condition seulement que cette œuvre hyper-sensible l’embarquera dans un voyage émotionnel aussi subtil qu’intense.
[Critique écrite en 2019]
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