Dans Alienated, le découverte d’une entité extraterrestre apparaît avant tout comme un révélateur. Les trois « Sam » du récit – Samuel, Samantha, Samir – portent en eux certaines des douleurs les plus partagées de l’adolescence. Ils vont se servir des pouvoirs de « Chip », l’alien qu’ils ont récemment découvert, pour les extérioriser et les combattre.


Tangletree est une petite ville tout ce qu’il y a de plus banal. C’est une sorte de Woodsboro (Scream) ou de Haddonfield (La Nuit des masques). Comme chez Wes Craven et John Carpenter, sa quiétude va cependant être entamée par un élément perturbateur, à ceci près qu’il ne s’agit pas cette fois d’un tueur masqué, mais bien d’une entité extraterrestre découverte par hasard, dans un bois, par trois adolescents. Samuel, Samantha et Samir constituent d’ailleurs la sève du récit. Non seulement leur point de vue prédomine d’un bout à l’autre d’Alienated, mais « Chip », ironiquement présenté comme un « bébé poulpe mutant extraterrestre », agit sur eux comme un puissant révélateur.


Reprenons dans l’ordre. Samuel est « le nouveau » et l’éternel insatisfait. Sa mère est une cadre de la police régulièrement mutée pour remettre de l’ordre dans des commissariats où elle n’effectue que des passages furtifs. Il n’a pas encore d’ami à Tangletree. Son activité principale consiste à tourner des vidéos vindicatives et à les publier sur ses réseaux sociaux, sous le pseudonyme de l’Agitateur à capuche. Avec un succès relatif : il n’a que 43 vues en moyenne par semaine. Son ton plaintif et acrimonieux transparaît dès la première planche. Samuel y vilipende le système éducatif : « Ils gomment tout ce qui est différent pour que vous vous retrouviez à chanter l’hymne national avec des yeux de veau rivés sur le sol. » Il argue que l’objectif inavoué d’une formation scolaire est de former « un nouveau petit robot, reconnaissant de pouvoir être obéissant ».


Samantha semble impatiente à l’idée d’aller à la fac. Non pas que ses études la passionnent démesurément, mais il lui tarde de quitter Tangletree et ses habitants. Elle apparaît taiseuse, solitaire et peu aimable avec les autres. Samir est le troisième « Sam » adolescent de l’histoire. Il a la triple particularité d’être homosexuel, musulman et d’origines pakistanaises. Son désir d’être apprécié de tous se manifeste par son enthousiasme feint devant des chansons ou des personnalités publiques sur lesquelles il ignore pourtant tout. Les trois comparses s’apprêtent à devenir « colocs de cerveaux ». En se regroupant à proximité d’une mystérieuse entité extraterrestre, ils vont en effet se voir dotés de dons de télépathie. Un adolescent détestable nommé Léon va croiser leur route à tour de rôle. Il annoncera notamment à Samir, rebaptisé Saddam pour l’occasion : « Les homos et les migrants m’intéressent pas, sauf si c’est au milieu de mon viseur. »


Léon va devenir la première victime de l’appétit de « Chip ». Ce qui fait dire à Samuel : « Il y a deux jours, un connard s’est évaporé, et une paire de parfaits étrangers ont ouvert un groupe Whatsapp dans ma tête. » L’extraterrestre nantit les trois adolescents de capacités extrasensorielles : ils peuvent littéralement sortir une personne de son corps, communiquer avec leurs amis et ressentir leurs émotions par télépathie ou encore ouvrir des fenêtres sur des événements se déroulant à des kilomètres d’où ils se trouvent. Ces nouveaux pouvoirs s’apparentent vite à des révélateurs : Samuel veut se venger de l’invisibilité dont il souffre quitte à faire le mal autour de lui ; Samantha entend mettre à mal Craig, qui l’a abandonnée après une grossesse indésirée ; Samir retrouve son père, s’excuse d’avoir été un mauvais fils et un mauvais musulman, mais apprend que ce dernier a en réalité refait sa vie après avoir rencontré une autre femme, sans que Samir soit responsable de quoi que ce soit.


À chaque fois, dans l’écrin graphiquement somptueux de Chris Wildgoose, c’est le mal-être adolescent qui se fait jour. Simon Spurrier exploite habilement Chip pour caractériser au mieux ses personnages et leurs souffrances. Samuel ? « Il veut être vu, mais il a trop peur qu’on le connaisse. C’est assez banal, en fait. » Samantha ? Elle vit évidemment mal qu’on la qualifie à tort de « pute » et de « salope », mais elle nourrit surtout un vide et des remords immenses suite à l’abandon de son enfant. Samir ? Son besoin d’être aimé s’explique par le départ de son père et aboutira à une tragédie elle aussi symptomatique de la jeunesse.


Deux figures trompeuses apparaissent enfin dans Alienated. Il y a d’abord Chelsea, décrite avec sarcasme comme un « vélociraptor avec un bonnet C ». Elle joue les éplorées après la disparition de Léon tout en s’assurant que son ami a bien tout filmé. Elle est superficielle et rêve avant tout de tirer la couverture à elle. On trouve cependant certaines similitudes entre ses desseins et ceux de Samuel. Et surtout, elle changera du tout au tout après une intervention conjointe et surnaturelle des trois « Sam ». On trouve ensuite Waxy, cet individu masqué « en colère et brut ». Derrière des apparences de chevalier blanc, il s’agit en fait d’un opportuniste entouré d’obligés et incapable d’accorder la moindre attention à un jeune admirateur mal dans sa peau. Cette assertion de Samuel s’applique finalement autant à Waxy (et à lui-même !) qu’à ceux qu’il méprise : « On vous voit remplir nos esprits avec l’envie irrépressible de rentrer dans le moule et le désir d’être aimé. On vous voit nous transformer en copies de vous-mêmes : ignorants et en manque d’affection. »


« Chip » est finalement autant au centre du récit qu’à sa marge. C’est certes l’élément perturbateur central de l’album, mais surtout une lumière profuse jetée sur trois adolescents. C’est une créature qui s’éveille au monde en absorbant les douleurs intériorisées des trois « Sam ». Là est sa première et unique fonction, ce qui en ferait presque un MacGuffin hitchcockien. Presque, car le prétexte narratif donne ici sa texture au récit et en conditionne les rebondissements. C’est le jeune Vern, peu présent dans l’album, qui nous en livre la morale… à travers un vlog : « On ne fait pas pousser une fleur en brûlant une forêt. »


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le 3 févr. 2021

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