Le rêve d'un rêve. Le reflet d'une ombre. Les abysses d'un mythe, trop profonds, trop obscurs pour la plupart des auteurs de comics maintream. Morrison fait pourtant le pari d'apporter une vision unique dans l'univers de Batman, à ce moment très codifié par une orientation plus réaliste. Nous sommes en octobre 1989, durant l'Age Moderne des super-héros. « The Dark knight returns », « Year One » et « The killing joke » ont instauré en quelques années une charte sombre qui se veut plus crédible que la fibre souvent enfantine des Ages précédents. Mais Morrison sait, lui, qu'on peut rester fidèle à cette nouvelle orientation d'une autre manière: il choisit de faire confiance à l'intuition, au symbolisme, au mysticisme et à l'irrationnel. Il choisit d'explorer la psyché du Chevalier Noir. Nos propres cauchemars.
Il ne faut pas chercher à « comprendre » objectivement cette oeuvre, il faut l’interpréter. Le synopsis de base n'est pas spécialement original, et le déroulement de l'histoire consiste, dans les grandes lignes, en une suite de rencontres entre Batman et ses ennemis, ennemis qui ne tentent même pas de lui faire du mal la plupart du temps. Au moment de la confrontation finale, Batman se comporte d'une façon qui ne lui ressemble en rien (c'en est même choquant !) et puis basta, voilà déjà la conclusion. Appréhender cette histoire comme un comic lambda ne peut donc qu'être décevant. La substantifique moelle se cache dans son symbolisme foisonnant. Tel un labyrinthe mental, le meta-texte nous parle de rêves, de spiritualité, d'ésotérisme et de psychologie jungienne, le tout enrichi par une double narration qui, outre les actes du héros, dépeint aussi l'origine et les secrets du célébrissime asile. Morrison s'empare de l'essence du mythe et la triture dans une logique baroque soulevant des questionnements inépuisables devenus depuis lors des classiques de « philosophie superhéroïque ».
Arkham Asylum tient plus du Vertigo que du mainstream et demande non seulement à son lecteur de la maturité mais aussi un amour inconditionnel du bizarre et de l’expérimental. C'est un parti-pris des auteurs que de forcément s'aliéner une partie du lectorat à cause d'une certaine difficulté de lisibilité. Le choix de Dave McKean, l'illustrateur psychédélique des couvertures de Sandman (entre autres) n'est évidemment pas un hasard: difficile de faire moins consensuel. Les symboles narratifs et visuels se mélangent en une grande orgie délirante, parfois confuse, souvent splendide. Chaque personnage semble différent de ce que l'on connait, et redécouvrir Double-Face et le Joker peut être trop déstabilisant aux goûts de certains, qu'on se le dise.
Cette redécouverte est pourtant presque toujours intéressante, surtout Dent et le Chapelier Fou, tandis qu'elle peut s'avérer frustrante pour d'autres protagonistes: les versions morrisoniennes de Gueule d'Argile et de Maxie Zeus nous laissent clairement sur notre faim, par exemple. Ce qui me fait dire que l'oeuvre est trop ambitieuse pour son format et aurait nécessité au moins le double de pages pour vraiment poursuivre en profondeur l'exploration fascinante de l'univers du Croisé masqué.
En attendant, pour la lune lancée dans le ciel par Dieu tel un dollar d'argent, pour les reflets parlants qui fument la chicha dans le crâne des héros fatigués, pour la lutte entre la raison et la folie dont on ne sait jamais qui est le gagnant dans le monde du Chevalier Noir, cette lecture me fait espérer qu'il est encore possible, à notre époque, de surprendre, de déranger et de réconcilier fugacement l'enfant et l'adulte qui sont en nous.