- Dans l'univers en pleine ébullition des comics (Crisis on Infinite Earths ré-initiait alors tout un pan de la mythologie DC), le scénariste et dessinateur américain Frank Miller révolutionne les aventures de Batman en mettant un point final à l'âge d'argent. Terminé le ton léger, les intrigues simplistes, les personnages sans profondeur. Avec The Dark Knight Returns, chef d'oeuvre impérissable de la bd américaine, au même titre que Watchmen de Moore et Gibbons dont il partage les mêmes préoccupations, Miller offre à Batman le traitement mature qu'il mérite (prenant alors le relais du traitement de Dennis O'Neil dans les années 70), et l'enterre pour mieux le ressusciter l'année suivante dans Batman Year one, autre chef d'oeuvre, relatant cette fois les premiers pas du héros et inaugurant la période adulte de la franchise, période où plusieurs autres scénaristes et dessinateurs de renom vont apporter leurs visions toutes aussi singulières les unes des autres et communément tournées vers la noirceur du justicier et l'ambiguïté de son combat. En 88, Alan Moore livre son unique traitement du chevalier noir via The Killing Joke et interpelle encore le lecteur d'aujourd'hui dans la subversion qu'il convoque au travers des subtiles planches de Brian Bolland. L'année suivante, Batman envahit les salles obscures et cartonne comme il se doit à travers la vision tout aussi baroque qu'un tantinet superficielle de Tim Burton, lequel tout en rendant justice à l'esthétique gothique du matériau original, passe quelque peu à côté de toute la subversion qui inondait alors l'univers des comics en cette période faste.
La même année, Grant Morrisson et Dave McKean conjuguent leur talent pour livrer à leur tour leur vision de l'univers du dark knight à travers Arkham Asylum, oeuvre tout aussi vendue à l'époque qu'elle est aujourd'hui méconnue.
Arkham est le pénitencier psychiatrique où sont concentrés tous les ennemis du justicier. L'endroit fut généralement présenté au fil du temps et des auteurs comme archaïque, tant dans son aspect (variable selon les époques et les dessinateurs) que dans sa conception de la folie qu'il abrite. Ici nul espoir de guérison, juste un confinement, une mise à l'écart de la démence. Les traitements y sont surannés et inutiles, la folie incurable voire contagieuse. C'est ici qu'Amadeus Arkham a cédé à la folie furieuse, que l'ancien psychiatre Jonathan Crane se trouve interné et que le docteur Harleen Quinzell est tombée folle amoureuse de son patient, le Joker. Quand je vous dis que la folie est contagieuse...
Cet asile pénitentiaire (baptisé Arkham en référence à la ville-fictive créée par le reclus de Providence, H.P. Lovecraft, dont le thème de la folie fut un des principaux moteurs narratifs de son oeuvre), était à l'origine un simple élément ajouté à l'univers de Batman en 1974. Sa première représentation, était celle d'un bâtiment plus moderne à l'architecture anguleuse et banale. Puis le comic prétexta une délocalisation opportuniste de l'institut d'Arkham, les pensionnaires passant très vite d'un établissement rassurant et harmonieux à un gigantesque manoir gothique aux ramifications insensées et aux sinistres fondations. Cette esthétique sordide et "démentielle" du lieu, son architecture anxiogène proche d'une cathédrale cauchemardesque, une fois adoptée par le tout venant des auteurs, ne variera jamais vraiment (hormis dans Batman begins de Nolan où l'établissement retrouve l'aspect rigide d'un institut pénitentiaire urbain en plein Gotham City) et s'imposera jusqu'à nos jours comme un reflet des psychoses de ceux que l'édifice abrite en son sein. Tout juste constaterons-nous au travers des époques et des oeuvres, de subtiles transformations, notamment dans sa structure intérieure et la représentation des cellules des pensionnaires, passant notamment de cachots sinistres et immondes à des cellules plus modernes et aseptisées, aptes à exposer le malade comme un fantastique objet d'études au travers de vastes parois vitrées (celle de Julian Day dans Un long Halloween par exemple) lorgnant du côté du Silence des agneaux (lequel s'inspire réciproquement de l'esthétique baroque d'Arkham tant le quartier des fous dangereux où se trouve enfermé Hannibal Lecter évoque furieusement l'asile du Joker et consorts). Dans sa représentation générale, l'asile d'Arkham reste coincé entre sa vocation de guérison des malades mentaux cliniques et sa fonction de prison de haute sécurité, où l'on enferme les indésirables avant de jeter la clé. Le terme-même d'asile reste incongru, décalé dans le contexte moderne, la notion étant obsolète depuis les années trente, elle ne changera pourtant jamais dans l'évocation du plus terrible des lieux environnant Gotham.
Le one shot de Morrison et McKean en est la plus belle variation à ce jour. Les deux auteurs livrent avec Arkham Asylum, A serious house on serious earth (titre original), un roman graphique suintant la folie à chacune de ses pages, où chaque personnage convoqué se dilue dans les tréfonds d'une atmosphère brumeuse et cauchemardesque.
La trame est pourtant simple en apparence. Les fous d'Arkham sous l'égide du Joker, ont pris l'asile en otage, menaçant de tuer le personnel psychiatrique si Batman ne se livre pas à eux. Ce dernier accepte à contre-coeur et rejoint ses pires ennemis dans leur sinistre demeure. Là le clown lance un défi au justicier. Pour sauver les otages, Batman disposera d'une heure pour arpenter les sombres couloirs de l'édifice et affronter tout à tour ceux qu'il y a emprisonnés. Ce qui fait beaucoup de monde, et certains d'entre eux après avoir passé tant de temps en ces murs n'ont plus rien d'humains. Le justicier n'a pas le choix et commence son périple. Au détour de couloirs glauques et de cellules décrépites, au-delà de ses terrifiants ennemis, c'est la folie pure qui menace d'emporter notre héros. D'autant que l'asile d'Arkham a une longue histoire, dans ses tréfonds s'y sont bousculés moult esprits déments qui au fil du temps y ont laissé leur empreinte, leur souvenir, leurs hallucinations propres. L'endroit est hanté par toute la démence qui y a été confinée. A commencer par l'esprit du fondateur des lieux, le docteur Amadeus Arkham...
Au calvaire initiatique que subit le justicier, se superpose en filigrane le parcours de ce psychiatre philanthrope. Hanté par le souvenir des délires d'une mère psychotique, Arkham consacrera sa vie à soulager la démence et soigner de son mieux ses patients jusqu'à ériger autour de l'héritage de sa demeure le futur asile de détraqués cliniques dans lequel se perd Batman. Un des patients du docteur Arkham, une fois libéré, massacrera toute la famille du psychiatre en signe de reconnaissance, condamnant du même coup le médecin au mal qu'il s'était juré de guérir.
Arkham Asylum est une oeuvre singulière, onirique, dérangeante. Se basant sur les travaux de Carl Jung, notamment sur la théorie d'inconscient collectif, Morrisson entraîne le lecteur comme il entraîne son héros aux limites de la raison. Il n'est question que de folie dans l'Asile d'Arkham. Celle des criminels emprisonnés dans la bâtisse bien sûr, mais également celle de leurs médecins fascinés par le mal qu'ils sont censés guérir et surtout celle du justicier convoqué en ces lieux. Car dans sa délirante conception du monde, le Joker garde toujours un semblant de lucidité, aussi terrifiante puisse-t-elle être. A ses yeux, Batman est un fou qui s'ignore, un justicier noctambule tout aussi malade que les criminels qu'il emprisonne, rongé par la douleur et la colère, contradictoire dans le combat qu'il livre et la crainte qu'il inspire, déchiré entre son idéal de justice et ses tentations meurtrières. Un propos s'inscrivant en somme dans la parfaite continuité de The Killing Joke paru un an plus tôt.
Mais l'Asile d'Arkham c'est aussi ce lieu emblématique, chargé d'histoire. Sa seule évocation est synonyme de purgatoire. Dans ses couloirs et ses cellules se sont succédé nombres d'exilés mentaux, aux psychés inconciliables avec la normalité du monde extérieur. Leurs délires s'ils ne les ont pas gravés directement sur les murs, ont fini par imprégner chaque recoin de l'endroit, se répercutant tel un écho morbide au fil du temps. L'asile d'Arham n'est pas seulement un haut-lieu pour déments incurables, c'est aussi et surtout une maison hantée par toute la folie qu'elle aura contenue.
Dans ce dédale surréaliste de ténèbres opaques et de silhouettes plus ou moins humaines, les réminiscences du passé d'Amadeus Arkham, ses visions, ses délires, se répercutent sur le parcours du chevalier noir jusqu'à abolir les frontières entre passé et présent, folie et réalité. La silhouette fantomatique du Chevalier Noir croise ainsi le chemin d'internés dont les tourments singuliers déteins sur leur aspect jusqu'à les priver de tout semblant d'humanité. Un bestiaire cauchemardesque dont chaque monstre croisé représente une strate de la psyché torturée du justicier et fait écho aux délires prophétiques du Dr Arkham. C'est ainsi que Batman se confrontera tour à tour à des ennemis connus ou méconnus, avant d'entrevoir la réalité d'une conspiration plus rationnelle.
L'occasion pour le lecteur de retrouver au fil des pages certains ennemis récurrents du chevalier noir. Il est intéressant de voir le traitement que Morrison leur inflige. Si certains s'imposent comme de terrifiants adversaires, d'autres perdent de leurs superbes, Morrison faisant le choix de les présenter comme des créatures tragiques, pathétiques. Ainsi du personnage d'Harvey "Double Face" Dent, toute en évolution subtile et déterminante, présenté comme un malade exempt de libre-arbitre, empêtré dans sa dualité intrinsèque et dans les perspectives étendues de choix offerts par un jeu de cartes en guise de substitut à la bipolarité de son sou fétiche. De même pour Gueule d'argile, créature plaintive, difforme et répugnante, dont la purulence la condamne à la mise à l'écart du commun des mortels. En revanche d'autres gardent toute leur aura malsaine et hostile, à commencer bien sûr par le Joker, prolixe maître de cérémonie à l'humour noir affûté, tout en regard halluciné et en sourire carnassier. Et Killer Croc, le défi physique de l'aventure, colosse tenant plus du reptile que de l'homme et dont l'affrontement avec le justicier servira de métaphore à celui de Saint Georges avec le dragon. Ou encore L'épouvantail dont on entrevoit le temps d'une planche la silhouette longiligne et anxiogène et le Chapelier fou qui porte bien son surnom. L'occasion également de découvrir des adversaires méconnus tel Maxie Zeus, dément schizophrène et suicidaire (peint dans un superbe camaïeu bleuté ajoutant à son aura électrique), prétendant au statut divin et immortel du dieu Olympien.
A cette double intrigue malsaine et délirante, à ce contexte dérangeant et audacieux, s'impose le style graphique de McKean qui applique ici une technique de couleurs directe mixte. En réalité, ce sont bel et bien ses peintures qui frappent en premier lieu le lecteur sitôt qu'il ouvre le volume, tout aussi aptes à l'ensorceler qu'à le rebuter. Ses personnages sont autant de silhouettes floues et contradictoires, contrastant un premier temps avec les ténèbres environnantes jusqu'à finir par s'y diluer. Son asile est une bâtisse baroque, un vaste décor brumeux, cachant dans ses tréfonds une enfilade de couloirs oppressants, de passages secrets, de dépendances et de cellules sordides.
Une approche abstraite et inhabituelle, proche en cela des travaux de Ben Templesmith, qui risque d'en déstabiliser plus d'un, d'autant que McKean s'autorise un mélange astucieux de peinture sur gouache, de collages en surimpression et de photographies (merci Psychose et Norman Bates), une gageure pour l'époque, bien avant l'avènement de Photoshop.
La griffe de l'artiste imprime ainsi la rétine du lecteur et provoque aussi bien l'admiration que le malaise tant elle colle au plus près à l'intrigue tortueuse de Morrison. Ce n'est d'ailleurs, pas un hasard si l'histoire du célèbre jeu éponyme, Batman : Arkham Asylum, premier volet vidéoludique de la trilogie Arkham du studio Rocksteady, se contentait d'y piocher ça-et-là quelques éléments (l'asile livré aux criminels, les mementos d'Amadeus Arkham, la confrontation oppressante avec le monstrueux Killer Croc et même la cellule de Maxie Zeus) sans aller jusqu'à en reprendre fidèlement la trame tortueuse.
On ne lit pas Arkham Asylum à la légère, comme un quelconque comic book. On accepte de s'y plonger, de se confronter à son univers dérangeant et d'en subir la rémanence une fois le volume refermé. Car de toute cette folie contenue dans un ouvrage si singulier, il est bel et bien possible que le lecteur conquis en tire quelques curieux symptômes.