Ashita no Joe est typiquement une œuvre sur laquelle il est très difficile de parler. De nombreuses critiques à son égard évoquent son influence sur le reste de la production – même Osamu Tezuka lui rendra hommage – ainsi que son utilisation par les mouvements contestataires étudiants de l’époque, synonyme alors d’arrêt prématuré par l’éditeur japonais. Seulement, cela ne dit rien sur les qualités de l’œuvre – même si nous pouvons imaginer que son succès s’explique par les qualités en question – ni si le temps n’aura pas eu un effet néfaste sur celles-ci. Un titre novateur largement repris et modernisé depuis ne vaudra plus aujourd’hui que d’un point de vue historique.
Prenons le film « L’Arrivee d’un Train en Gare de La Ciotat », de Louis Lumière. Un élément essentiel dans l’histoire du cinéma, mais une œuvre qui – à notre époque – vaut plus pour son témoignage, pour sa valeur historique, que par ses qualités propres. Elle a tout de même un atout : ne durer qu’une minute, donc cela ne représente pas un trop gros investissement pour les spectateurs curieux. Inversement, Ashita no Joe comprend 13 volumes à plus de 10€ l’unité.
D’où cette question fondamentale : Ashita no Joe ne vaut-il que pour les historiens, ceux qui souhaitent mieux connaître les manga et leur univers, ou bien est-ce un manga digne d’intérêt même si nous ignorons sa dimension historique ?
L’influence de Ashita no Joe provient de ses atouts mais devient aujourd’hui une faiblesse, tant certains de ses schémas ont été pris et repris par d’autres auteurs : le héros orphelin, la volonté de gagner et de se relever quoi qu’il arrive,… Ces éléments ne présenteront plus de surprise pour le lecteur habitué, et le manga en perd de son impact. Pour autant, j’aurais tendance à dire que, encore maintenant, Ashita no Joe reste une œuvre exceptionnelle qui mérite d’être lue.
L’idée que nous en avons couramment est celle d’un manga de boxe, ce qui n’est pas inexacte en l’état mais réducteur, tant les auteurs inscrivent leur œuvre dans un contexte social réaliste, rarement évoqué dans les titres publiés en France : celui d’un Japon défavorisé, oublié par la reprise économique d’après-guerre. Le premier tome de l’édition française se concentre sur le parcours de Joe dans cet univers, et sur les raisons qui, après bien des pérégrinations, vont le pousser vers la boxe.
Dans un tel environnement, la victoire n’est pas une question de sport mais une question de survie, et justifie le comportement parfois extrême de personnages qui veulent s’en sortir à tout prix. Ce contexte ajoute une atmosphère sombre et dramatique, largement plus que ce que nous pourrions attendre de la part d’une « simple » série sportive.
Joe est un personnage endurci par la vie, orphelin ayant connu les centres de redressement, qui va se trouver une raison de vivre dans la boxe et dans certaines rivalités qui pourront naitre sur un ring ou en dehors. Ses motivations ne sont pas toujours évidentes – ascenseur social, moyen d’exister, besoin de prendre sa revanche sur une vie jusque-là ingrate – il sera parfois sujet au doute, mais dans ses moments de grâce il deviendra prêt à tout pour vaincre.
Il s’agit d’un héros étrange, dont le comportement égoïste peut devenir insupportable, mais capable de dégager une énergie incroyable et dont le courage force le respect. Il est finalement assez facile de se prendre d’affection pour lui, tout comme de plaindre son coach, à qui il mène la vie dure.
Les enjeux vont plus loin que le cadre sportif, et cela donne à ce manga une dimension hors-norme tout en restant crédible. La volonté dont peut faire preuve le héros de Captain Tsubasa peut sembler irrationnelle, là où elle sera parfaitement crédible dans Ashita no Joe ; et pas seulement concernant Joe, puisqu’il croisera sur sa route de nombreux adversaires qui auront tout autant besoin de gagner.
Sans même parler d’enjeu, les matchs – violents – dégagent une grande intensité. Ils doivent énormément au trait de Tetsuya Chiba, vif et percutant, un peu daté mais magnifique pour qui saura l’apprécier. Ils ne paraissent jamais trop longs, et leur dénouement pourra s’avérer aussi déroutant que tragique. Rien n’est jamais joué dans ce manga avant la fin d’un match, et cela change de nombreux titres dont le résultat semble connu bien à l’avance.
A la lecture, il devient aisé de comprendre pourquoi Ashita no Joe bénéficie aujourd’hui d’un tel statut. Ses héros sont profondément humains, faillibles, mais dégagent de la sympathie car nous savons que la vie n’a pas été tendre avec eux ; leur volonté de gagner à tout prix, le courage dont ils font preuve pour se relever quoi qu’il arrive, rendent leurs vies poignantes, et ils ne semblent jamais vouloir abandonner l’espoir qu’au bout de leurs gants se trouve un monde meilleur. Plus dure sera la chute. Les affrontements sont rythmés, passionnés autant que passionnants, gratifiés d’un trait sublime. Malheureusement un trait daté, auquel – comme tous les titres un peu anciens – une partie du public n’accrochera jamais.
Joe est un personnage presque trop humain, trop entier, trop imparfait, et je sais que certains lecteurs auront du mal à l’accepter comme il est, tellement loin des héros modernes plein de bonne volonté. Le grand défaut de Ashita no Joe, c’est bien qu’il a été tellement copié depuis que nous avons parfois l’impression de l’avoir déjà lu, même si souvent en moins bon. Pour le reste, il s’agit assurément d’un classique du manga qui mérite de figurer dans toute bonne bibliothèque, à la fois pour son importance historique et pour ses qualités intrinsèques. Peu de titres arrivent à être aussi vibrants, à dégager autant d’émotion et de passion.