Asterios Polyp est un homme arrivé, la cinquantaine, américain, universitaire de renom et légèrement arrogant, qui vit littéralement sous les traits de son dessinateur, David Mazzucchelli. Dessinateur de longue date, Mazzucchelli livre ici son premier roman graphique. Quand je suis tombé sur cette BD en médiathèque, je me suis rappelé qu’elle figure dans plusieurs Top 10 de membres du site. En la feuilletant j’ai rapidement senti un univers de talent à explorer.
L’arrogance d’Asterios Polyp se sent par exemple lorsqu’il énonce les principes qui dirigent sa vie et son œuvre. Arrogance renforcée par son physique : profil avec les yeux qui ont tendance à regarder son interlocuteur de haut, un menton fuyant et la cigarette à la main légèrement relevée (voir la couverture). Mais le personnage est bien plus complexe que cela et, au fil des plus de 300 pages (non numérotées) du roman, l’auteur crée une belle galerie de personnages ainsi qu’une atmosphère très personnelle.
D’abord, les couleurs sont remarquables malgré des choix incroyables. Ainsi, la couleur dominante est le violet, un violet qui comporte quelques nuances et qui sert parfois à montrer des personnages en silhouettes à contre-jour. Les autres couleurs principales sont le bleu, le rouge et le jaune, avec quelques nuances. La plupart des planches sont dominées par une seule couleur. Très surprenante, l’esthétique de l’ensemble est une franche réussite. Le dessin de Mazzucchelli y est pour beaucoup. Son style est toujours précis et va plutôt vers une simplicité de représentation. Pour l’œil du lecteur, c’est toujours agréable. Et pour ceux qui voient d’abord l’épaisseur de l’ouvrage, il faut quand même savoir que de nombreuses planches ne comportent aucun dialogue. Et même si cela ne saute pas aux yeux d’emblée, le lecteur attentif remarque vite que chaque personnage est caractérisé par sa façon de s’exprimer. Pour Asterios Polyp, c’est toujours un lettrage en majuscules classiques pour la BD, alors que pour sa compagne Anna le lettrage est en minuscules. Et comme de nombreux autres personnages interviennent, chacun a droit à sa police de caractères personnelle. Ce qui n’empêche pas chaque personnage d’être particularisé par son physique, son caractère et même sa façon de s’exprimer, puisque le garagiste Stiff fait des fautes d’expression et de langage.
Ensuite, Mazzucchelli se fait plaisir en montrant l’univers de son personnage principal par des compositions où règne la géométrie, par opposition à la fantaisie très féminine de la douce et sensible Anna. Et de nombreux dessins en pleine planche sont de belles réussites, mettant en valeur le talent de son dessinateur qui sait allier esthétique et narration. Il se montre d’ailleurs très à l’aise avec les possibilités que lui offrent le langage de la BD, jouant par exemple sur les couleurs pour faire sentir les humeurs changeantes de ses personnages. Et il n’hésite jamais à faire avec la place dont il dispose sur chaque planche, choisissant une narration classique en 3 bandes (généralement) pour faire avancer son intrigue ou bien en organisant sa planche en plus grosses vignettes ainsi qu’en les disposant selon son inspiration pour donner des sortes de touches impressionnistes, comme lorsque Asterios Polyp prend la route un peu avant la fin. Encore un moment où le choix des couleurs surprend énormément lorsqu’on feuillette l’album avant d’entamer la lecture. Un choix qui se révèle pourtant une franche réussite qui se marie parfaitement avec le graphisme.
Enfin, Mazzucchelli exploite astucieusement l’opposition entre les caractères d’Asterios Polyp et Anna, ainsi que leurs différences (âges, origines, philosophie de la vie). Asterios Polyp l’homme arrivé et célébré pourrait dédaigner la douce Anna qui manque singulièrement de confiance. Et même si chacun apporte quelque chose à l’autre, le caractère d’Asterios pourrait vite prendre le dessus. Ainsi, quand Anna commence à raconter, Asterios ne la laisse jamais terminer. Elle finit par le lui faire remarquer. Qu’importe, puisqu’il a toujours une bonne raison d’agir. Difficile dans ces conditions pour Anna. Heureusement, Asterios est protecteur et bon pédagogue. Et puis Anna avec son tempérament calme trouve les situations où elle se montre plus fine et se montre indispensable sans chercher à en rajouter.
Voilà pour la relation entre Asterios et Anna. Mais ce serait très réducteur d’imaginer que la BD se résume à leur tête-à-tête. Déjà, leurs comportements et caractères s’expliquent par leur enfance et leurs milieux familiaux respectifs. Ensuite, de nombreux personnages croisent leurs routes et l’histoire investit aussi bien les milieux universitaires et artistiques que l’Amérique profonde avec notamment le garagiste Stiff et sa famille (inénarrable Ursula).
Bref, David Mazzucchelli utilise toutes les ressources de son art (recherche graphique au niveau du son notamment) et de son inspiration pour élaborer une œuvre riche et surprenante. Constamment captivante, elle est d’une grande originalité et se montre émouvante de bout en bout, la fin allant jusqu’à illustrer de manière inoubliable les discussions à propos de l’absurdité de la condition humaine. Une BD qui recèle la part de mystère (passages oniriques par exemple) incitant à la reprendre, un chef d’œuvre quoi !
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