Ce qui est chouette, c’est qu’Au-delà des ombres peut être lu indépendamment tout aussi bien que dans la continuité de la Galère noire, album tout au long duquel la clé du deuxième monde était dès que possible arborée par Thorgal, voire exhibée par Rosinski.
Après une scène d’ouverture urbaine – la seule de la série ? en tout cas l’une des rares, par ailleurs sacrément réussie –, l’album propose une très franche incursion dans la mythologie et le merveilleux. Ça se finit en une sorte de catabase, plus poussée que celle qui constituait « Presque le paradis… », le deuxième récit de la Magicienne trahie.
On retiendra peut-être que l’album met brièvement en scène des mammouths et des dinosaures. D’où deux questions : Pourquoi cette idée ? Comment se fait-il que j’apprécie l’album malgré cela ? Je crains qu’il n’y ait aucune réponse valable à la première – d’autant que rien n’y obligeait Rosinski et Van Hamme. (Une hypothèse tout de même : renforcer le thème des voyages dans le temps, récurrent dans Thorgal ? Mais elle ne me satisfait pas.)
À la deuxième, il y a peut-être la continuité dans le kitsch qu’implique la présence de nos bestioles préhistoriques. Elles sont kitsch, comme le sont le spectre chromatique associé à la clé (cf. la désintégration du méchant de la planche 6 ou le tourbillon de la planche 23), les diverses tentations du jardin d’Asgard et notamment la métamorphose de la fausse Aaricia, la représentation de la Mort et des anges aveugles à ailes en lames de faux qui l’accompagnent, ou encore les papillons blancs du souterrain final. Un seul de ces éléments eût été un ratage – notamment graphique –, plusieurs d’entre eux consolident l’esthétique de l’ensemble.
Et puis Au-delà des ombres parle de la rédemption et du sacrifice de Shaniah. Or la rédemption et le sacrifice, comme disent les publicitaires et les producteurs de cinéma, ça fonctionne – c’est-à-dire que ça donne une intensité dramatique à n’importe quel récit, que le personnage soit féminin ou masculin (ou même Gollum). Or, la p’tiote (1) a pris des épaules – scénaristiquement ! –, un peu de plomb dans la cervelle (« le piège est un peu gros », planche 26), et surtout trouvera le rachat qu’elle cherche.
Pourtant… pourtant, elle garde la robe très courte et très décolletée (2) qui, dans les années 1980, seyait à toute héroïne d’heroic fantasy qui se respectât. Elle aime toujours Thorgal. Elle s’occupe de lui pendant un an. Elle le tient peut-être par la main dans le jardin d’Asgard. Elle l’embrasse peut-être dans le souterrain aux papillons – on en reparle, du kitsch de cette case ?
C’est-à-dire que Shaniah est ambiguë. On ne peut pas en dire autant de tous les personnages de la série. Une partie de son ambiguïté rejaillit sur le héros éponyme, ce qui n’est pas une mince affaire, par Thor ! Alors bien sûr, le portait pouvait encore être approfondi – qui se souvient qu’elle est orpheline ? –, mais un personnage de Thorgal qui se complexifie, fût-il secondaire, c’est déjà ça.
D’ailleurs on est au cinquième tome, et les deux personnages les plus complexes, donc les plus riches, ne sont pas le couple principal, mais deux figures secondaires, Iarl Ewing et Shaniah.
(1) Pourquoi est-ce que, quand j’entends un homme appeler la p’tiote un être humain qui n’est pas une enfant, je l’imagine baver ?
(2) Le lecteur mâle que le souci du détail turlupine aura remarqué qu’en un an, la p’tiote a pris des seins depuis la première planche de la Galère noire.