Je fais une petite critique car je ne trouve pas mon compte dans celles qui ont déjà été faites. J'aurais préféré passer mon tour, parce que j'ai déjà parlé de la Femme-insecte.
Ayako est un récit de grande ampleur plein de rebondissements, dont il est donc difficile de parler sans gâcher les surprises. Voilà qui est dit.
Je crois que personne n'a noté l'ambition sans pareille de ce récit dans le monde de la bande dessinée de cette époque. Tezuka part d'une famille à la Sartoris, dont nous découvrons la plupart des tares dans le premier chapitre, et qui va s'enfoncer lentement dans un délitement de plus en plus ignoble. Les actes immoraux s'accumulent, couverts par la réputation et le réseau d'une famille "noble". Ayako est le centre noir de cette constellation de crimes: son existence même est le signe du dévoiement du pater familias, et, à la fin du premier tome, cette existence sera niée. Ayako apportera à tous les moments du récit la matérialisation du secret enfermé à double tour: la vie de tous les autres membres de sa famille sera bâtie sur et dépendante de la négation de la sienne.
Si ce récit n'était que cela, il serait déjà une variation frappante du motif gothique du fils/de la fille cachée dont Jane Eyre est l'exemple présentable, motif faisant les délices de la psychanalyse. Ce serait déjà une belle réussite pour le genre "enfantin" de la bd en 1972.
Mais nous ne sommes jamais dans le huis-clos familial. Par le fils puiné revenu de camps de prisonniers au sortir de la seconde guerre mondiale, par l'engagement communiste de la fille "reconnue", nous sommes dès le départ dans le tableau général du Japon d'après guerre. Or, ce tableau est véritablement balzacien; les personnages sont à la fois victimes, acteurs, symptômes et bien sûr symboles des forces historiques en présence; balzacien, j'insiste, parce que le Japon est tout de même un pays que je ne connais pas très bien, et que tout est limpide: Tezuka offre donc probablement une lecture personnelle, et à coup sûr totalement tournée vers l'enrichissement du récit.
Cette lecture personnelle est tragique: les forces historiques que j'ai évoquées ont des incarnations nommées (services secrets, forces américaines d'occupation, Union Soviétique, etc.) mais celles-ci sont lointaines, relayées par des messagers. On n'est d'ailleurs pas tout à fait certain à la fin que rien ne nous ait été caché. Toutefois, l'essentiel est que les personnages ont régulièrement le sentiment de n'avoir à choisir qu'entre la peste et le choléra et courent souvent à Thèbes voulant fuir Corinthe. J'ajoute que, contrairement aux tragédies théâtrales, le récit laisse une place importante au hasard et à la volonté humaine, donnant brièvement un peu d'air aux personnages.
Cette lecture n'est pourtant pas exempte de critiques sociales; Tezuka montre l'éradication dans le sang des mouvements gauchistes, la désorganisation de la société orchestrée par les américains, la collaboration active entre yakuzas et partis politiques. De façon plus discrète, il esquisse l'urbanisation de la population, l'émancipation féminine, et plus généralement la disparition du monde dont vient la fameuse réputation de notre famille pourrie. En cela, on peut lire le destin de cette famille au pater familias écrasant de pouvoir, pouvoir décuplé quand il devient aphasique (car paralysé, mais c'est l'absence de parole qui est décisive), comme la disparition du patriarcat, disparition à mon avis davantage souhaitée qu'accomplie.
En plaçant une histoire "frénétique" (comme on disait en 1840) au sein d'un tableau historique de grande ampleur (de l'après guerre aux années 70), Tezuka donne l'impression que la modernité pousse sur un tas de fumier qui ne cesse de grandir, excrétion incessante des siècles passés. Pourtant, le récit ne se clôt pas, comme la Femme-insecte, sur un avenir ouvert. Comme cet autre chef-d'œuvre, il se termine en punissant aussi bien les innocents que les coupables et en faisant triompher la Femme, mais en les ramenant au pays natal et même à la caverne utérine. Ce final est grandiose. Tezuka parvient à tenir le fil de l'enfermement d'Ayako jusqu'au bout, de naissances ratées en moments burlesques, jusqu'au retournement intégral de l'incapacité en jouissance victorieuse.
Voilà les divers éléments que j'ai vus dans Ayako, que je n'ai pas lus dans les autres critiques. D'autres ont dit à quel point le récit est noir, combien le sort d'Ayako est émouvant. J'ajoute que Tezuka effectue constamment des expérimentations graphiques plus ou moins visibles; je vous conseille d'admirer le moment où Ayako restée seule dans un appartement se fait agresser. Je n'ai pas le temps de parler de ce que Tezuka fait du thème de l'humain "vierge", c'est à dire d'Ayako en tant que statue de Condillac ou d'Eve future, parce que mes obligations familiales m'appellent. D'ailleurs, je ne me suis pas relu, alors si vous voyez fautes ou répétitions imbéciles...