"A Rome, fais comme les romains"
Les éditions françaises ne manquent jamais d'indiquer en quatrième de couv ou en postface que Tezuka est considéré comme le dieu du manga au Japon. Je me méfie de ce genre de propos; toutefois, je vais de surprises en surprises au fur et à mesure de mes lectures. C'est la violence d'Ikki Mandara qui m'avait étonné; ici, les éléments étonnants sont si nombreux que je prend la peine de les consigner.
L'intelligence du propos de fond d'abord. L'héroïne aspire les dons des êtres qu'elle côtoie; et quand j'écris "côtoie", il faut comprendre vivre, forniquer, accompagner, se coller à l'autre en somme. La réussite éclatante de l'héroïne, qui est posée dès le départ et se complique dans la suite du récit, démontre que "notre société" (nous sommes en 1970, mais le propos reste valable) récompense l'adaptation extrême de l'individu, le vol, et les divers crimes qui vont avec l'effacement des traces. Le bilan, à la fin de l'œuvre, est semblable à celui qui termine Juliette: les innocents détruits, les cyniques vaincus pour ne l'avoir pas été assez.
Là où l'héroïne, que je ne peux d'ailleurs même pas nommer puisqu'elle pourrait avoir volé son nom à une autre, se sépare de Juliette, c'est dans la richesse de ses ambivalence. Il n'est pas certain qu'elle soit absolument cynique - ou, pour le dire en termes sadiens, intégralement libertine - et n'ait pas une de ces psychés détraquées qui font le plaisir des films hollywoodiens. Cette ambiguïté n'a rien d'artificiel: il est très difficile de ne pas - nous aussi! - nous attacher à cette jeune femme suffisamment folle pour fabriquer une statue de sa mère et de revenir régulièrement lui téter le sein, et donc plaider pour elle l'irresponsabilité, d'autant qu'elle affronte son lot de malheurs (viol, avortement, cœur brisé). Cette faiblesse ne cadre toutefois pas avec la capacité de l'héroïne à détruire régulièrement tout ce qu'elle avait construit (et les gens avec) afin de passer à un autre stade de son ascension: est-il faible, celui qui brûle toute son enfance sans trembler?
La "peinture de la société" japonaise est très crédible, mais je n'y connais rien. Il faut s'accrocher quand Tezuka se lance dans le récit d'une magouille politico-industrielle où se trouvent mêlés Taïwan, la Chine et le Japon, donc ça me paraît vraisemblable...
Enfin, l'art de la planche est merveilleux. La variété de construction est extraordinaire, "cinématographique" (que je hais quand on ramène la bande dessinée au cinéma!) au sens où les cadrages alternent significativement, et (quasi) sans les déformations qu'on associe généralement au manga. Plus encore, les planches sont conçues pour l'impression d'ensemble qu'elles procurent (selon le fameux principe qu'on voit d'abord ce qui domine la page, ce qui informe la lecture) grâce à une case souvent plus grande que les autres ou plus dominante. Et puis, et ce n'est pourtant pas le premier manga que je lis, les cases rectangulaires très allongées dans le sens vertical sont employées (comme celles qui le sont horizontalement en Europe, v. Hergé et De cape et de Crocs) pour créer un mouvement, une temporalité que les cases suivantes conservent. Grand art!
Si je ne vous ai pas convaincus, sachez qu'il y a plein de scènes de sexe (solitaire, hétéro, lesbien)!